La beauté sauvage

Gilles Bechet -

 

(c) Alisa Resnik
Photographier le monde, non pas pour documenter ce qu’il est, mais pour faire apparaître comment il vibre, comment on le vit et on le ressent. Dans une magnifique et percutante exposition conçue par Marie Sordat, le Botanique nous donne à voir une photographie non lissée. Eyes wild open rassemble une famille de photographes, d’hier et d’aujourd’hui, adeptes d’une photo instinctive et tremblée.
Berlin, 2011 ©Gilles Roudière
Le sommeil est la porte vers un autre monde qu’on pénètre à petits pas les pieds bien ancrés dans ses chaussons. Un monde granuleux et doux à la fois. Dans ce monde où tout bascule, la nuit devient le jour et un soleil électrique peut devenir un compagnon de lit. Ce qui rassemble tous les photographes présentés dans cette exposition, c’est leur volonté de rompre avec la belle photo bien lisse et bien cadrée pour capter des fragments d’une réalité à gros grains et aux lumières aveuglantes. Une réalité que le langage ne pourrait saisir. Plus qu’un courant et une école, il s’agirait plutôt d’une famille en recomposition permanente inspirée par le travail des deux grandes personnalités que sont William Klein et Robert Frank. Le premier avec ses images contrastées où le flou et les gros plans s’équilibrent dans un noir intense et expressif et le second avec ses photos qui rompent les codes du reportage pour capter le non-événement et la vérité du moment.
Takuma Nakahira extrait du livre For a language to come, 1970 © Yoko Sawada Osiris
Le Japon et la poignée de photographes rassemblés dans la revue Provoke ont aussi eu un impact considérable sur cette photographie sauvage. En 1968, l’archipel était balayé par des manifestations étudiantes et la fronde d’une partie de ses artistes et intellectuels. En trois numéros seulement, Koji Taki, Takuma Nakahira et Yataka Tanakashi, rejoints par Daido Moriyama, vont tourner le dos au language académique codifié de leur époque pour imposer leurs images brutes, granuleuses et floues exprimant leur expérience personnelle plutôt qu’une vaine tentative de rendre le monde tel qu’il est. Les photographes de Provoke étaient réputés pour travailler au feeling, photographiant souvent sans regarder dans le viseur de leurs appareils petit-format …
Exit, les oiseaux de New York 1999 © Dolorès Marat, Courtesy Galerie Françoise Besson
Si beaucoup de ces photographes, même les plus actuels, ont adopté le noir et blanc pour sublimer les contrastes, d’autres comme Dolorès Marat ont trouvé leur expression dans la couleur. Un centième de seconde qui dure une éternité, un vol d’oiseau à jamais figé dans sa légèreté. Dolorès Marat photographie à l’instinct, en réfléchissant avec son ventre. Elle aurait pu rester couturière si elle n’avait été engagée comme assistante par un photographe chez qui elle rangeait l’atelier pendant les vacances. Magnifiées par la douceur soyeuse des tirages Fresson, ses images prises à Paris, New York ou Damas, devant la cage d’un zoo ou aux pieds des pyramides dégagent une irrépressible mélancolie ouatée.
Col d’., 2008 © Gabrielle Duplantier
Attirée par la marge, la nuit et les comportements extrêmes, là où la vie affleure et irradie, dans un environnement souvent très urbain, la photographie tremblée peut aussi entrer en vibration avec la nature comme dans les magnétiques images de Gabrielle Duplantier. Vue de dos, la jeune femme semble danser face à l’orage ou peut-être caresse-t-elle une feuille du bout des doigts. La découpe de la robe dans son dos est comme un horizon découpé par deux flancs de montagne. Photographe autodidacte, Gabrielle Duplantier a suivi des cours de peinture et d’histoire de l’art. A partir de situations très simples, elle compose, à l’instinct, des images hors du temps, ténébreuses et radieuses, qui font de ce moment une expérience élégiaque.
Nederlands Fotomuseum © Ed van der Elsken, 1952
Dans Love on the Left Bank, publié en 1956, Ed van der Elsken montrait ce que peu de photographes osaient faire à l’époque. Entre documentaire et journal intime, il promenait son objectif dans les boîtes de jazz et les cafés de Saint-Germain-des-Prés. Il y a photographié la faune bohème qui échangeait baisers et confidences entre deux taffes de Gitane et de rasades d’alcool. Cet univers sans autre loi que celle de la jouissance immédiate contrevenait avec la vision dominante d’une photo documentaire souvent paternaliste. Dans un Paris entre rêve et réalité, le photographe néerlandais glisse aussi une touche de fiction en racontant une histoire d’amour fou où il a donné le premier rôle l’artiste australienne Vali Myers, rencontrée dans les rues de Paname.
Fashion Mexico-City, Mexico. 2002 © Lorenzo Castore
Entre 2001 et 2002, Lorenzo Castore est parti à Mexico et à La Havane avec l’envie d’en ramener des images en couleurs. Il a travaillé sans contraintes avec un sentiment d’urgence. Il ne se préoccupait pas de rendre les couleurs décoratives ou réalistes. Elles étaient plutôt la substance-même d’où émergeaient les images, une matière vibrante, granuleuse et intensément vivante. Le garçon à l’avant plan surgit de l’image, de la couleur rouge. D’une main il retient sa tête lourde de rêves et de désirs. De l’autre, il nous invite discrètement mais surement à le rejoindre de l’autre côté du miroir dans ce monde trouble. Il nous regarde droit dans les yeux mais que voyons-nous de nous en lui ?
Infospratiques
Subway (c) Michael Ackerman
C’est une image à dormir debout. Il y a un grand escalier pour aller ailleurs. Le titre nous dit qu’on serait dans le métro, mais rien n’est moins sûr. Dans les photos de Michael Ackerman, le réel n’est pas important. Où l’on est, où l’on va, comme tout ce qui est hors de l’image. Ses photos naissent souvent de ses déambulations, à New York où il vit, ou encore à Cracovie ou Bénarès. Le photographe explique que ce qui compte pour lui dans une image, ce sont les rencontres. Entre cette femme, yeux fermés, bouche ouverte et l’homme, une silhouette de dos, qui remonte l’escalier peut-être. Et puis, il y a une troisième présence au centre de l’image. Un nuage lumineux, un ectoplasme, on ne sait pas, mais en tout cas, c’est la trace de quelque chose. Les photos sont les seules preuves de ce qu’on a éprouvé. Non des faits eux-mêmes. dit-il encore.