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Bazar philosophique
Valérie Barkowski

Simon Brunfaut -

Six heures moins le quart avant la fin du premier jour sur Terre, l’homme éprouva une légère inquiétude. Il poussa un beuglement et gratta son cuir chevelu hirsute qu’il prenait soin de ne pas laver tous les jours afin de ne pas provoquer l’affinement du cheveu. Coquet, l’homme était en effet un adepte avant-gardiste de la luminothérapie et des bains de soleil sur les plages désertes où il se prélassait avec le contentement que peut ressentir un amateur de civet de mammouth. Les parties de son corps chauffaient progressivement, son œil était en feu, ses gestes s’irradiaient à mesure qu’il les accomplissait : il avait le cœur diaphane et la lippe chargée de couleurs vives. Il ressemblait conjointement à Charlie Chaplin jeune et à Julio Iglesias vieux. Sa peau s’étirait comme une flamme vers le ciel ; il vivait en permanence dans le bleu de Fra Angelico. Lorsqu’il s’assoupissait dans le creux d’un val, il avait toujours un petit trou sur le côté droit pour laisser passer la lumière. Certes, on pourrait croire que cet homme n’était pas « une lumière », que sa maîtrise de l’astronomie comportait d’importantes lacunes, qu’il n’y avait pas lieu de s’affoler en face du jour déclinant. Aujourd’hui, l’homme porte des costumes trois pièces et des cravates à pois : il a cessé de s’émouvoir pour la lumière. De la lumière, on sait peu de chose en définitive, si ce n’est qu’elle « fut » selon l’Ancien testament, qu’elle sort toujours accompagnée et qu’elle ne se balade pas sur les boulevards la nuit parce qu’elle est bien élevée. Les scientifiques lui attribuent une vitesse étonnante, qu’ils arrivent à mesurer avec de grands appareils dans de grands laboratoires qui sentent le formol et les chips au paprika. Il y a quelques siècles, Phaéton fit mieux : il fonça à toute allure avec son attelage vers le soleil. Ensuite, vinrent le clair-obscur et les rêveries de bouts de chandelle chez Georges de La Tour. De la lumière naquit probablement la mansarde, les mauvaises pensées nocturnes des coins de table et la musique d’Éric Satie. Ce n’est pas un hasard si Edgard Allan Poe, dans « Sa philosophie de l’ameublement », craignait l’apparition des lampes à gaz et l’abandon de la bougie : pourquoi dire « Nevermore » dans un appartement à Central Park quand la lumière répond à une commande vocale ? Il faudrait évoquer toutes les qualités secrètes de la luminosité : sa discrétion derrière les fauteuils en osier désuets, son sens du recueillement lors des enterrements, sa lenteur sur les murs d’un mas provençal. Il faudrait aussi lui confesser qu’on ose à peine la regarder, car elle est nue, et la réprimander parce qu’elle nous observe souvent à travers un verrou. Il faudrait encore parler de son silence légendaire dans les sous-bois, près des grenouilles qui croassent. Jadis, un siècle entier lui a été consacré. La plupart des philosophes portaient alors des vêtements amples et aimaient dormir dans des lits immenses et froissés. À cette époque, on respirait de la lumière partout, on courait derrière elle comme un petit teckel à poils ras. On pouvait vivre des journées entières sans apercevoir l’ombre, les nuits passaient aussi vite que des fusées : il y avait des biscuits, des chocolats et des femmes qui écrivaient des lettres interminables. Il est particulièrement agréable de se souvenir de la lumière dans une « fête galante ». Elle était alors vaporeuse, elle avait l’aspect mélancolique et le goût d’une glace aux parfums rafraîchissants. De la lanterne de Diogène au morceau de cire de Descartes, le philosophe a eu fort à faire avec la lumière. À la grande question « Qu’est-ce que les lumières ? », Kant évoqua moins le pied de lampe que l’exercice de la raison libre qui permet à l’homme de tenir debout par temps venteux. Pourtant, la plupart des philosophes s’occuperaient aujourd’hui d’un magasin de luminaires, s’ils n’avaient pas fait fortune dans la boutique des idées obscures. Les journées se dérouleraient paisiblement : Nietzsche ne prendrait pas de pause à midi, Marx attendrait les clients le soir venu, Platon chasserait les ombres avec un attrape-papillons. Quoi de plus lumineux en effet qu’une idée ? Toutefois, la philosophie a manqué d’intérêt pour la lumière printanière aperçue depuis un pédalo dans la baie de Sorrente, pour celle qui descend en oblique à l’intérieur d’une cellule ou enfin pour celle qui se fige dans un frigo plein de tartes au citron qui tournent au fond d’un resto route. Et que dire des lumières de la ville à la nuit tombée ? Dans les bars, les néons sont aussi blancs que les visages qui commandent des piña colada. Les cigarettes rougissent à mesure que les cigarettes électroniques bleuissent. Les stroboscopes voltigent et les smartphones se dressent à la manière de feux follets. Il est temps de partir. On marche à travers la ville avec des pieds d’airain ; on descend vers le monde noir comme le visage d’un mineur. On se frotte doucement les yeux ; on désire, tel Arthur Rimbaud, un train direction Aden : Impossible, Monsieur. Il est 5 h, on retire la dernière étoile de ses chaussures et on confond les miettes des viennoiseries avec les premières lueurs de soleil.

 

Simon Brunfaut, philosophe et chroniqueur sur Musiq’3 dans l’émission  » Le grand charivari »

 

© Photo: Tanguy Cortier Cortier