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Gregory CREWDSON Reclining Woman on Sofa (détail), 2013 photo couleur numérique / Digital pigment print 95,3 x 127cm ; 37 1/2 x 50 in. 114,5 x 146,2 cm ; 45 1/16 x 57 9/16 in. (encadré/ framed) Edition de 3 + 2 EA ©Gregory Crewdson. Courtesy Gagosian Gallery

COMME UNE LIGNE FLOUE ENTRE LA RÉALITÉ ET LA FICTION – Interview Gregory Crewdson

Gilles Bechet -

Entretien avec Gregory Crewdson, 08.09.2016

Quiconque parcourt Becket, MA, par les chemins de forêt et les allées asphaltées ou jetterait un regard furtif par la fenêtre des pavillons ne sera témoin de ces scènes. Elle viennent directement de l’imagination du photographe Gregory Crewdson qui a définitivement quitté New York pour se fondre dans ces paysages de Nouvelle Angleterre qui l’ont inspiré depuis le début de sa carrière il y a trente ans. Même s’il a grandi à Brooklyn, il a gardé des souvenirs vivaces des étés passés au bord du lac Duel dans le Massachusetts. Enfant, il lui arrivait d’écouter entre les lames du plancher les confessions des patients de son pères psychanalyste. Ces bribes de chaos psychiques récoltées à la sauvette ont aiguisé son besoin de comprendre les détours de l’âme humaine. Grâce au pouvoir des images il allait pouvoir révéler les secrets derrière le vernis du quotidien et sans doute aussi trouver la consolation dans un contrôle, même fugace du réel. Sur ces images mises en scène comme des superproductions rien n’est laissé au hasard pour arrêter le temps et créer ce moment qui donne un sens au monde.

Quand vous commencez une nouvelle série cherchez vous à vous démarquer de la précédente ?

J’ai toujours le désir de réaliser l’image parfaite, ce qui bien sûr échoue d’une manière ou d’une autre. Quelque chose va toujours de travers, mais cela m’incite à réaliser l’image suivante. Tout artiste travaille entre le changement et la continuité. Aujourd’hui, j’ai envie de faire des images plus calmes, plus silencieuses plus en lien avec la peinture qu’avec le cinéma. Je veux faire ressentir des choses plus intimes, plus petites. On ne peut jamais s’échapper à soi-même. Comme beaucoup d’artistes, je n’ai qu’une histoire à raconter.

Vos images dégagent une atmosphère onirique et même cauchemardesque?

C’est comme ça qu’elles s’imposent à moi. Ce que j’aime avant tout, c’est créer de belles images en combinant la lumière, les couleurs et l’atmosphère avec toujours une certaine menace sous-sous-jacente et une tension psychologique qui je crois découlent de la personne que je suis.

Quel est votre processus créatif, de quoi partez-vous ?
Le point de départ, c’est toujours un lieu. A force d’y aller et d’y revenir une image s’impose à mon esprit. Et puis vient une histoire. Ensuite on écrit une petite description de ce que sera l’image, cette description devient un scénario d’une page qui sert à l’équipe et au casting.

Les gens qui apparaissent sur vos images sont ils des vrais personnages avec une histoire ou les éléments d’une composition ?

La plupart des personnages dans mes images sont des gens des environs que je connais, ce ne sont pas des acteurs ou modèles professionnels. Mes images ne sont pas des portraits, mais plutôt un croisement entre ce qu’ils sont en tant que personnes et des personnages inventés. Il y a comme une ligne floue entre la réalité et la fiction.

Parfois vos personnages sont nus, parfois ils sont habillés, quelle relation entretenez vous avec le corps nu ?

Je préfère le mot déshabillé au mot nu car j’ y associe une sorte de fragilité, une exposition. La chair est une des thèmes récurrents de cette série, même quand les personnages sont habillés. Le désir et la chair traversent toute la série.

On évoque souvent les liens de votre travail avec l’univers de David Lynch

Pendant mes études universitaires, j’ai vu Blue Velvet pour la première fois. Et je pense que ça m’a vraiment formé en tant qu’artiste. Ce film a eu une grande influence sur moi mais Lynch n’est qu’un des nombreux artistes des quels je me sens proche. Je me sens en lien avec une longue lignée d’artistes qui explorent le paysage américain et les sous textes psychologiques de la vie quotidienne.

Êtes vous également influencé par vos lectures ?
Oui principalement la littérature et des auteurs comme Raymond Carver, John Cheever, Joyce Carol Oates ou Rick Moody, des gens intéressés par une forme particulière de narration liée à la vie de tous les jours.

Votre processus de production est très long, y a-t-il un moment qui vous rend plus heureux ?
Oui c’est quand je prends une image et que tout converge. Au moment où tout est mis en place et que la lumière est parfaite. J’aime ce moment plus qu’un autre parce qu’il est l’aboutissement d’un long travail et qu’il sera suivi d’une longue période de post-production qui m’intéresse moins. Quand je vois tout ce mettre en place devant moi, je vis comme un moment de transcendance.

Vous travaillez avec de grosses équipes et chaque image vous demande énormément de temps, n’avez-vous jamais eu envie de travailler plus léger ?

Je n’aime pas particulièrement manier un appareil photo. J’aime produire des images et je le fais de la seule manière qui me semble naturelle et fait sens pour moi. Comme tout le monde, je prends de temps en temps des images avec mon smartphone, mais c’est un autre type de relation. Ce qui me semble important pour tout photographe, c’est de prendre conscience de comment les images existent dans notre environnement aujourd’hui. Les images existent sur les téléphones, les ordinateurs et quand on les imprime pour les accrocher au mur en tant qu’objets physiques, ça en devient presque archaïque. Ça fait partie de notre mission à nous, photographes, de croire que les images peuvent avoir une légitimité, une présence qui les fait exister physiquement à côté de tout ce flot d’images sur écran.

La plupart de vos images ont été prises aux États Unis dans une région assez circonscrite. N’avez vous jamais été inspiré par d’autres types de paysages, pourriez-vous faire des photos sous les tropiques par exemple ?

A quelques exceptions près, toutes mes images ont été prises dans la région de Nouvelle Angleterre. C’est ici que je me sens chez moi et que je peux créer, comme tout autre artiste, écrivain ou cinéaste ancré dans un lieu. C’est ici le monde que j’ai envie de continuer à explorer.

Avez-vous pensé ou eu envie de réaliser un film ?
Je suis en discussion à ce propos et un scénario est en cours d’écriture. Si je réalise un jour un film, il traitera du point de vue particulier d’un photographe qui aborde le monde au travers d’images figées.