ADEL ABDESSESMED
DANSER SUR LES BRAISES

Gilles Bechet -

Le MAC’s a invité pour une exposition exceptionnelle, Adel Abdessemed. L’artiste franco-algérien y a répondu avec Otchi Tchiornie qui présente plusieurs pièces inédites spécialement conçues pour le site. L’enfant terrible de l’art contemporain s’y montre percutant, poétique et en même temps accessible. Il suffit de suivre le tapis rouge.
Otchi Tchiornie, Adel Abdessemed, vue d'exposition, photo Muna Traub
Une œuvre d’art va contre la société, sinon ce n’est pas une œuvre d’art, mais un motif de décoratif pour embellir les salons. Adel Abdessemed aime provoquer, que ce soit par des images interpellantes ou par des sujets qui embrassent les controverses de l’actualité. On se souvient de la statue en bronze, haute de plus de cinq mètres, inspirée par le coup de boule de Zinedine Zidane au joueur italien Marco Materazzi, lors du mondial de 2006 et plus récemment Printemps, une vidéo où l’on voit une rangée de poulets en flammes, œuvre réalisée pour son expo L’Antidote, au MAC Lyon et dénonçant les violences faites aux animaux. Il a eu beau assurer que les volatiles n’avaient pas été carbonisés au tournage, car il a eu recours à des trucages cinéma, il a dû retirer l’œuvre pour couper court aux indignations en cascade. Mais le message était passé.
Otchi Tchiornie, 2018 (détail) (c) MAC's /Adel Abdessemed, photo Muna Traub
En décembre 2016, plus de 60 soldats-chanteurs du Chœur de l’Armée rouge ont péri dans le crash de leur avion abîmé en Mer noire alors qu’il venait de décoller pour rejoindre la Syrie pour soutenir le moral des troupes. Dans cette œuvre intitulée Otchi Tchiornie, 26 soldats se dressent, le képi bien vissé et la bouche ouverte comme s’ils revenaient en chantant d’entre les morts. La matière, le bois calciné, peut faire référence aux flammes de l’enfer mais renvoie aussi à un souvernir d’enfance de l’artiste quand sa grand-mère utilisait un morceau de charbon pour noircir les burnous. Qu’est-ce qui s’est consumé dans la carcasse engloutie par les vagues au large de Sotchi, est-ce l’art dérisoire face à la guerre, est-ce la propagande ou la douceur nostalgique d’une chanson Les Yeux noirs entonné par de vibrantes voix mâles.
Bristow, 2016 (c) MAC's /Adel Abdessemed
Bristow emprunte son titre au personnage du comic strip anglais de Frank Dickens qui raconte le quotidien d’un banal employé solitaire, régulièrement visité par un pigeon qui se pose sur son appui de fenêtre et sur le banc de parc où il va manger son casse-croute de midi. Avec évidence et simplicité Adel Absdessemed met en scène l’irruption de la guerre dans le quotidien contemporain. Le pigeon, habituel messager, se fait ici porteur de mort. L’artiste nous invite à vaincre notre peur pour nous asseoir sur le banc au mépris du danger ou, peut-être, parce qu’on croit assez fort à sa chance, que l’oiseau s’envolera et emportera son sinistre chargement plus loin, au loin.
Soldaten, 2012-2014, (C) Adel Abdessemed
Les dessins au fusain d’une vingtaine de soldats se succèdent de part et d’autre du tapis rouge qui traverse la pièce. Au repos ou en mouvement, le fusil pointé vers l’avant ou baissé, les hommes en armes sont brossés d’un trait rapide, comme pour les retenir. Adel Abdessemed est fasciné par la violence, comme elle fascine les médias et la société. Avec cette attirance un peu bravache pour les coups d’éclat, il se met en scène dans la petite vidéo qui ouvre l’exposition où une lance, peut être venue des limbes, le transperce alors qu’il traverse son atelier. Ce n’est pas moi qui suis violent, ce sont les autres. Sur la pierre tombale de Marcel Duchamp, il est écrit « La mort, c’est toujours les autres. » C’est de notre temps. Je ne sais pas comment on peut produire une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, sans l’évoquer. Il y a des images qui me hantent comme elles nous hantent tous. En tant qu’artiste, elles s’imposent en moi. J’en fais une œuvre d’art pour m’en débarrasser et passer à autre chose, d’une manière qui peut être très violente et très douloureuse.

 

Soldaten, 2012-2014, (détail) (C) Adel Abdessemed, photo Muna Traub
Aujourd’hui, la présence de soldats dans l’espace public nous semble normale, pourtant c’est un symbole fort de la guerre. Adel Abdessemed a quitté définitivement l’Algérie pour la France alors que les attentats du FIS rythmaient le quotidien. Hanté par l’image des soldats, il les retrouve dans les villes de France. Ces soldats nous donnent l’impression qu’une guerre civile ou un coup d’état se préparent. On ne sait plus s’ ils sont là pour nous protéger ou pour nous menacer et nous attaquer. On a le sentiment d’être dans un château-fort assiégé. On est entré dans un siècle rempli de dangers et de promesses. La société de contrôle et de surveillance de Foucault est devenue réalité.
Moutarde, 2018, (c) MAC's /Adel Abdessemed, photo Muna Traub
Il y a des gens qui interprètent mon travail avec des choses que je n’ai même pas vues. Si son œuvre est accessible, immédiate, le sens qui est posé là, aux abords du tapis rouge, reste ambigu. L’artiste lui-même évite de placarder un sens univoque sur son travail même si cette œuvre globale qu’est cette exposition est présentée comme un manifeste contre la barbarie. Il ne se gêne d’ailleurs pas pour répondre de manière contradictoire à une même question posée par différents journalistes. Quand on l’interroge sur cette œuvre intitulée Moutarde, à une première occasion, il relève le lien avec le gaz ypérite qui a noyé les tranchées de la plaine de l’Yser en 14-18 et une autre fois, il affirme que cela fait seulement référence au condiment utilisé par un ami pour éloigner les chats qui venaient l’importuner pendant son sommeil.
Infospratiques
Moutarde, 2018, (détail) (c) MAC's /Adel Abdessemed, photo Muna Traub
Le parcours s’achève par une pièce énigmatique comme une grande horloge sans cadran où seuls rouages et balanciers offrent la mesure du temps dans un bruit assourdissant sans empêcher les animaux de dormir à moins qu’ils soient les victimes d’un gaz, substance inodore et incolore, produit d’une société mécaniste imposée par l’horloge. Je ne sais pas pourquoi j’y ai mis des animaux. L’absence de chiffres peut donner à cette horloge, un côté hors du temps. Ces animaux semblent alors endormis comme dans une bulle de rêve. Je ne peux pas concevoir une exposition, sans qu’il y ait des animaux parce que ce sont mes frères lointains comme les animaux de la guerre.