Brognon Rollin
remontent le temps

Gilles Bechet -

L’Avant dernière version de la réalité est une formidable exposition de Brognon Rollin au BPS22. On en a même retrouvé des traces en 2124 comme vous le lirez dans les lignes qui suivent rapportées par Gilles Bechet
I love you but I've chosen darkness, L'avant dernière version de la réalité, Brognon Rollin, BPS 22, 2021, vue d'exposition, photo Leslie Artamonow
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BrognonRollin était un artiste (peut-être deux) en activité au début du 21 siècle. Autant dire la nuit des temps. En parcourant trop rapidement leur data file dans les archives du département, j’ai cru que, comme nous, ils pouvaient voyager dans le temps. Ce n’était pas le cas mais ils avaient d’autres qualités. En ce temps-là, l’art ne se vivait pas par immersion numérique. Ils avaient des lieux de rassemblement qu’ils appelaient musées. Les gens venaient pour y admirer des « oeuvres d’art » soigneusement mises en scène. En général, c’était des objets statiques, des images à regarder, mais pas toucher. Parfois il y avait un écran avec des images en mouvement. On disait des vidéos.
L'avant dernière version de la réalité, Brognon Rollin, BPS 22, 2021, vue d'exposition, photo Leslie Artamonow
On ne supportait pas d’attendre, de ne rien faire. Il y avait un fauteuil jaune, confortable, où un homme était assis en attendant qu’on laisse partir un(e) inconnu(e) qui avait choisi de partir. Mais pour cet homme à casquette ce n’était qu’un job. Dans les grandes les villes de son pays, il se faisait payer pour attendre à la place des autres. Ainsi, les gens pensaient pouvoir échapper au temps. Mais c’est impossible, comme on ne peut se détacher de son ombre. Même dans le noir, on a une ombre, sauf qu’on ne peut pas le vérifier. C’est comme toutes ces histoires collées à la vie que BrognonRollin faisait infuser dans leurs créations.
L'avant dernière version de la réalité, Brognon Rollin, BPS 22, 2021, vue d'exposition, photo Gilles Bechet
Une fois qu’on est une statue, le temps s’écoule forcément autrement. Mais il ne faut pas croire qu’on perd son ombre. J’ai connu quelqu’une qui a vécu 300 années sous forme de statue. Ça lui a beaucoup plu. Pensez-y, pas de crampes, pas de migraines ni de mauvaise digestion. Les virus qui ont tant fait peur à l’humanité ne font pas éternuer les statues. Bien sur, il y a les toiles d’araignées, mais c’est plutôt plaisant et si joli quand elles retiennent les flocons de neige ou les premières gouttes de rosée. BrognonRollin aimait les statues parce dans les lignes de leur mains, il lisait des histoires. C’est fou ce qu’il aimait les histoires.
L'avant dernière version de la réalité, Brognon Rollin, BPS 22, 2021, vue d'exposition, photo Gilles Bechet
Sauter depuis un avion est une expérience étonnante. On ne sait jamais le temps que prendra la chute. Tout dépend de la hauteur de départ. Si on veut arriver à nouer sa cravate pour être présentable avant d’atteindre le sol, il faut parfois faire vite. D’autres fois, on a le temps de recommencer ou de réciter la liste des choses que les autres ne peuvent pas faire sur terre. Et il y en a beaucoup. Et après quand on se souvient de ce temps passé hors sol, c’est là qu’il nous échappe vraiment. On recommence et on recommence, ce n’est jamais la même chose. Certains appellent ça l’imagination.
Brognon Rollin, Attempt of Redemption, 2012-2013, Vidéo still ©Brognon Rollin
A cette époque là, les gens qu’on voulait mettre à l’écart étaient mis en prison. Ils étaient enfermés dans une pièce dont ils ne pouvaient sortir. Leur temps semblait s’écouler plus lentement comme un fleuve de ciment. Puisqu’on ne peut arrêter le temps tellement cadré et répétitif, on en fait une chorégraphie dans la salle de sport. On, s’y engage à reculons. A pas mesurées. Tic tac tic tac, BrognonRollin a découvert que lorsqu’on s’éloigne de la cellule, l’horloge rattrape le temps perdu. Les horloges n’ont pas de sentiment, ni d’émotions. Pour elles, une minute est une minute. Le temps qui se répète est-il toujours du temps ou devient-il autre chose ? BrognonRollin a fait du temps passé en prison par une certaine Sophia, une partition lumineuse qui s’insinue dans l’espace pour redessiner son volume. On peut presque le toucher.
Brognon Rollin, 24h Silence (157 _ 282 min _ 1440 min), 2020, Coll. Famille Servais
Dans ces temps lointains, on n’écoutait pas encore vraiment le silence. De toute façon, le silence n’est jamais vraiment le silence. BrognonRollin a enregistré ce que les gens prennent pour du silence et l’ont gravé sur une rondelle de vinyle appelée 45 tours. 1440 minutes de silence avec des timbres, des profondeurs et des rythmes différents qui, mises bout à bout, forment 24 heures de silence. Ceux-ci sont rangés dans un meuble baptisé juke box. Pour les entendre, il faut glisser une pièce de monnaie dans une fente prévue à cet effet. On peut alors choisir son silence. Pour une minute. Les infos nous manquent pour évaluer si ces enregistrements sonores ont pu se distinguer dans les « hit parades » comme il était d’usage à l’époque.
Infospratiques
L'avant dernière version de la réalité, Brognon Rollin, BPS 22, 2021, vue d'exposition, photo Gilles Bechet
Peut-être qu’après tout, BrognonRollin pouvait voyager dans le temps. Le temps des horloges n’est pas celui des esprits et des corps. Ici en 2124, on a tendance à l’oublier. Là bas en 2021, BrognonRollin passait comme un contrebandier d’un temps à un autre, d’une histoire à une autre. Voyager dans le temps ne demande pas grand chose, de l’écoute, de l’empathie. Des drames, des difficultés et des incompréhensions du réel peuvent naître la poésie et la beauté. A la différence des horloges, l’esprit ne s’arrête pas.