Kiki Smith
est une sorcière

Gilles Bechet -

Entre chien et loup est la magistrale rétrospective de Kiki Smith au Centre de la Gravure et de l’Image imprimée de La Louvière. L’artiste américaine y montre ses estampes, gravures et sculptures pleines de sauvagerie et de sérénité, de féminité et d’harmonie avec la nature.
Kiki Smith, Charm, 2011-2012, (c) Kiki Smith
C’était la soirée d’une belle journée. Dans cette lueur d’entre-deux où même l’air semble attendre. Des insectes bourdonnaient autour d’une ampoule solitaire. Je me suis retournée sans qu’elle ait fait le moindre bruit. C’était une femme-garou, vêtue d’une jolie robe en vichy bleu. Elle avançait en glissant un pas devant l’autre comme sur une patinoire. Elle vint s’asseoir à côté de moi dans un froissement de tissu. Ses mains étaient posées sur ses genoux, paume contre paume. Elle les entrouvrit légèrement pour me laisser voir ce qu’elles semblaient protéger. C’était un papillon de nuit, immobile sur sa paume rose toute ridée. J’aime regarder les dessins de leurs ailes. C’est comme regarder le cosmos. dit-elle dans un souffle.
Kiki Smith, Wolf-Girl, 1999, Friend 2008 (c) Kiki Smith
Elle s’appelait Louisa. Elle sentait le chèvrefeuille et venait de la Cité des loups, de l’autre côté de la forêt. Elle s’était perdue en cherchant une sorcière qu’elle appelait Kiki Smith. Celle-ci avait le don de se connecter à tout ce qu’elle dessinait, les plantes et les animaux vivants ou les carcasses qu’elle ramassait le long des routes. Quand je l’ai rencontrée, je n’en menais pas large. Elle a fait mon portrait. Tout a changé. Je n’étais jamais sortie de mon quartier, même les loups me faisaient peur. La nuit suivante, c’était la pleine lune. J’ai séduit un grand mâle, un chef de meute qui préférait les petites filles en rouge. Il était devenu ma chose. 
Kiki Smith, Noon (Ryan Bingham portrait), 2007, (c) Kiki Smith
 Je rêvais de grands espaces. Je suis montée dans le pick-up d’un guitariste. On a hurlé ensemble autour du feu, on a passé plusieurs saisons sur la route et regardé le sable se déposer sur le désert. Je me suis mise à chanter dans des bouges infâmes. Mais ma plus belle chanson, c’était quand ce salopard m’a quittée pour une fille plus jeune. Ce soir là, j’ai vu dans le public des gaillards imbibés de bière pleurer comme des fillettes. C’étaient le genre de bonshommes qui auraient craché sur une fille couverte de poils, comme moi s’ils l’avaient croisée dans la grand rue. 
Kiki Smith, Tatoo print, 1995, (c) Kiki Smith
Une nuit, j’ai fait un voyage magnifique. Un grand papillon coloré s’était posé sur ma cuisse, il s’était glissé jusqu’à mon entrejambe pour s’introduire en moi. Ça chatouillait un petit peu au début, mais très vite je me suis sentie très légère et je me suis aperçue que je pouvais voler. C’était si agréable. C’est parfois lourd un corps, surtout pour une louve garou avec le vide qu’il y a dedans et tous ces poils hirsutes qui résistent à la brosse.
Kiki Smith, Mermaid, 2000, Photo Gilles Bechet (c) Kiki Smith
 En continuant mon voyage, je suis arrivée au bout du monde, là où les terres se dissolvent dans la mer. Les sirènes sont des créatures douces et très farouches. Elles aiment chanter et sont aussi très chatouilleuses si on sait comment les prendre. Le vent qui souffle sur les mers australes ébouriffait mes poils emportant avec lui des parfums venus de loin. 
Kiki Smith, Still, 2006, (c) Kiki Smith
 La compagnie de mes semblables me manquait, ce qui peut paraître paradoxal, vu que je suis plutôt solitaire, mais j’aime regarder l’activité des hommes, surtout dans les zones à la lisière des villes et des campagnes où elle se mêle à celle des animaux. J’ai dormi sur des cartons posés sur les trottoirs. C’était comme un plongeon dans un grand vide. 
Infospratiques
Kiki Smith, Large Birds, 2007, (c) Kiki Smith
Je peux vous faire une confidence. Je n’ai jamais rencontré Kiki Smith. La vérité c’est qu’un jour j’ai feuilleté un almanach ramassé sur une poubelle. Dedans, j’ai découvert un dessin qu’elle avait signé. C’était mon portrait craché, en plus jeune. Je me suis mise à rêver qu’elle voudrait bien dessiner mon portrait à moi aussi. C’est un paon qui m’a dit où je pourrais la trouver. Ce sont des oiseaux d’ornement qui ont une belle tenue, mais ils sont assez stupides et ils n’ont aucun sens de l’orientation. C’est pour ça qu’ils ne volent jamais très loin. Je vois bien qu’elle n’est pas encore là, Kiki Smith. Il reste quelques heures jusqu’au lever du jour. Elle peut encore venir.