Voyage
en mélancolie

Gilles Bechet -

 

On a tous des moments de mélancolie. Des images aussi. A la Villa Empain dans Melancholia, la belle exposition conçue par Louma Salamé, elle se visite de l’intérieur, pièce après pièce. Septante œuvres et installations d’artistes majeurs d’ici et d’ailleurs réveillent ce sentiment intime qui nous fait tourner la tête vers l’intérieur.
Paul Delvaux, Nuit sur la mer, 1976, Paul Delvaux Foundation, St Idesbald, Belgium / SABAM 2018
La mélancolie est une douce mélodie qu’enfantent les songes. A la pleine lune, peut-être. La mélancolie est un cocon nocturne qui enveloppe des moments et des lieux du passé où l’on frissonne sans retenue de ce sentiment étrange tissé de plaisirs et de regrets. La mélancolie est une bouée lancée à la nuit pour compenser l’absence d’un autre être ou d’un autre soi. Les œuvres qui se succèdent dans les différentes pièces de la villa, du hall d’accueil aux salons et aux chambres sont rassemblées en six thématiques. Le Paradis Perdu, Mélancolies, Ruines, Le temps qui passe, Solitude et Absence. Peut-on habiter la mélancolie ou serait-ce plutôt elle qui nous habite ?
Pascal Convert, A Livre Ouvert, 2018, Courtesy Galerie Eric Dupont, Paris
La mélancolie commence-t-elle quand on a refermé un livre et que les personnages et les phrases s’enroulent dans notre esprit. Jamais plus personne ne tournera les pages des livres de Pascal Convert. Avec la collaboration d’un maître verrier, l’artiste français a enveloppé et creusé des ouvrages anciens avec du verre en fusion pour ne laisser que des bribes de savoir. Sur les rayonnages de sa bibliothèque il aligne les livres éventrés, rongés, par le feu comme par l’usure du temps. Par transparence on y distingue comme l’empreinte du squelette d’une aile d’oiseau ou d’une toile d’araignée. Contrairement aux souvenirs, ils ne se lisseront plus, ne changeront plus.
Norbert Schwontkowski, Phys experiment, 1995, Collection Cardon, Overijse
La mélancolie comme un appel du vide. Un gouffre qui aspire mais dans lequel on veille à ne pas plonger. Comme le personnage sur la toile de Norbert Schwontkowski. Le ciel est sombre, rugueux même. L’homme est accroupi, ses genoux lui font mal et il regarde les cailloux qu’il lance disparaître dans le vide. Il n’entend rien, pas de bruit hormis le léger sifflement du vent. Le fond est-il trop loin ou ces cailloux flottent-ils dans un entre-deux comme les souvenirs qui nous hantent. En vis-à-vis le brise lame de Léon Spilliaert semble nous aspirer vers l’horizon et son ciel chargé de lourds nuages où un poteau solitaire défie l’horizontalité.
Lionel Estève, La Beauté d’une Cicatrice, 2012, Courstesy Albert Baronian Gallery, Brussels Melik Ohanian, Selected Recordings n°99, 2003, Collection Mudam Luxembourg, Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean
La mélancolie est semblable à l’érosion. Les souvenirs échoués sur une plage de notre esprit sont lavés par les vagues du passé jusqu’à changer de forme comme les galets de Lionel Estève. Les 125 pierres de différentes tailles qui composent La Beauté d’une Cicatrice ont été ramassées sur une plage de Grèce. Les lumineuses couleurs dans lesquelles ont baigné les galets lissés sont comme la ligne de flottaison des souvenirs qui fluent et refluent dans la mémoire. On ne sait pas si l’île photographiée par Melik Ohanian, vient d’émerger dans les flots ou si elle est sur le point d’y disparaître. Consacrant la fragilité de tout ce qui flotte et surnage comme les souvenirs.
Samuel Yal, Dissolution 2012, Courtesy La Galerie Divonne, Brussels
Est-on voué à rassembler et à recoller les fragments de sa mélancolie ? Partagé qu’on est entre la fascination pour l’éclatement et la nostalgie pour la complétude qui n’est plus. Samuel Yal aime figer ce qui déborde et ce qui se brise. Ses sculptures éclatées font penser à ces planches anatomiques qui, tentant de résoudre un mystère dans la mise en espace de ces organes éclatés, en crée un autre encore plus insondable. Il y a dans cette explosion en suspension, une grande légèreté aussi, un silence protecteur qui invite à se détourner des certitudes parce que le passé, même si il est révolu son expérience, elle se renouvelle.
Alberto Giacometti, Homme à mi-corps, 1965, Coll Fondation Giacometti Paris, (C) succession Alberto Giacometti / SABAM 2018 Giorgio De Chirico, Pomeriggio d’Estate, 1972; Piazza d’Italia, ca 1970, Galerie Andrea Caratsch, St Moritz
Y a-t-il une géographie de la mélancolie ? Si une boîte postale pouvait lui être attribuée, elle se logerait en bordure d’une place déserte. On pourrait alors lui écrire pour lui donner rendez-vous par une nuit sans nuage près du monument sans tête, sous l’ombre froide d’une cheminée d’usine. On attendra près des arcades, un brin nerveux, pour rencontrer un autre soi-même. On le trouvera un peu plus vieux, plus jeune, avec des taches sur les mains, des plis autour de la bouche. La conversation, un peu empruntée ne nous mènera pas très loin. Mais c’est ce n’est pas désagréable et c’est sûr, on promettra de se revoir.
Infospratiques
Tatiana Wolska, Atrakcja 2018, Courtesy Irene Laub Gallery Brussels, photo Gilles Bechet
Quelle est la couleur de la mélancolie ? Il ne faut pas croire qu’elle est toujours sombre. Tatiana Wolska la voit en rose. Dans le jardin, elle a assemblé des débris et des chutes de bois qui prennent la forme d’une cabane d’enfant qui aurait continué à grandir pour nous inviter à revenir en son sein. On y dispose à peine de la place pour se tenir debout, mais on ne va pas s’asseoir pour autant, la chaise est au plafond. Le rose a gagné ces planches mises au rebut comme une émotion intime venue de loin. On y est à la fois dedans et dehors, coupé du réel et en osmose avec le jardin qui s’insinue dans les jointures de contreplaqué. A quelques pas de là, Christian Boltanski a planté ses clochettes japonaises qui, dit-il, font entendre la musique des âmes. Et le rose vient aux oreilles.