expo
dissiper les nuages

Gilles Bechet -

 

La Maison des arts de Schaerbeek présente une exposition qui prend de la hauteur et parle aux sens. Des artistes de Belgique, d'hier et d'aujourd'hui, se frottent au thème du nuage. Gilles Bechet s'en est inspiré pour une nouvelle inédite.
Ritsart Gobyn, Sans titre (C.D. Friedrich II) 2021 (détail), Courtesy of Plus One Gallery
Ballotté dans une période d’orages pécuniaires, je consultais sans relâche les petites annonces quand je suis tombé sur cette curieuse demande : « Prestation de gardiennage pour esprit sans attache » suivi d’un numéro téléphone. Un homme m’a répondu d’une voix chaleureuse mais sans excès. Il m’a posé des questions inattendues comme « Etes vous sensible aux changements de saisons ?, Aimez-vous vous promener le nez en l’air? » J’ai répondu oui à tout, comme on coche les cases d’une grille de loto. Il habitait dans une ancienne maison de maître de la chaussée de Haecht. Il m’a fait entrer et servi le thé. Il s’appelait Zephyr Eenens, il était un physicien. Il devait s’absenter une semaine pour assister à un congrès à Bilbao. Il me demandait de rester sur place et de prendre soin d’une petite formation en échange d’un défraiement de 500 euros.
Nuages, Vue d'exposition, Jacqueline Mesmaeker, Aux Antipodes, 1973, collection Musée d'Ixelles
Posé sur la cheminée du salon, il y avait un globe qui contenait un minuscule nuage en suspension. Il m’a expliqué qu’il avait développé une méthode particulière pour créer des nuages en chambre. «  On ne sait jamais quand ils vont apparaître. Il faut parfois attendre longtemps. Alors, quand on a la chance d’assister à une naissance, il faut traiter cette apparition comme elle le mérite. Je ne peux pas renoncer à ce congrès très important pour la suite de ma carrière. Si j’ai placé cette petite annonce, c’est parce que ce type de nuage a besoin d’une présence continue à ses côtés. Vous ne devez rien faire. Vous pouvez vous occuper comme vous l’entendez. Il faut juste rester dans la maison et l’arroser une fois par jour en versant de l’eau distillée dans la soucoupe. Vous verrez, le temps passera plus vite que vous ne l’imaginez. »
Marie Rosen, Sans titre, courtoisie de l'artiste
Ce nuage était vraiment fascinant. Il ne ressemblait que très peu à ceux que j’avais vu s’effilocher dans le ciel. Evidemment, je dois bien l’avouer que je n’en avais jamais observé de si près. Il changeait constamment de forme mais aussi de couleur. Il y avait en son coeur une pulsation irisée qui passait en quelques minutes toutes les teintes de l’aube et du crépuscule. Après l’avoir regardé pendant plusieurs heures, je me suis senti fatigué et j’ai été m’asseoir dans l’unique fauteuil. J’ai dû m’assoupir car je me réveillai en sursaut et je vis que la cheminée avait disparu. Le nuage tapissait désormais tous les murs de la pièce. Je flottais à quelques centimètres du sol et mon fauteuil aussi s’était volatilisé. Le bruit métallique d’un tram qui passait dans la chaussée me réveilla vraiment. Je jetai un coup d’oeil au nuage sur la cheminée et j’eus l’impression idiote qu’il me souriait.
Nuages, Vue d'exposition, Lucille Bertrand, Temps suspendu, 2020, courtoisie de l'artiste
Ma rencontre avec Zephyr Eenens fut très brève. Une fois l’affaire conclue. Il a pris la porte. « Les avions n’attendent pas » m’a-t-il glissé en guise d’excuse. Comme il n’avait pas pu me faire le tour du propriétaire, j’ai pris le temps d’explorer la maison. Son aménagement était très sommaire. Il n’y avait pas de bureau. Dans la bibliothèque, tous les rayonnages étaient vides. C’est étrange pour un physicien. Il n’y avait pas d’écrans. Pas de télévision ni de radio. Dans chaque pièce où je m’introduisait, je devais allumer la lumière car tous les volets étaient baissés. J’ai bien tenté de les relever mais sans succès, ils étaient bloqués. Je suis monté jusqu’au grenier. En poussant la porte, j’ai vu des plumes blanches qui tapissaient le sol. Aussitôt, elles se sont rassemblées pour former une boule qui s’est dirigée vers moi pour me repousser hors du grenier. Comme si elle voulait m’indiquer le chemin pour me ramener jusqu’au salon.
Stephane Balleux, Ars Memoriae (Burning House) (détail) 2020, courtesy of Stephan Balleux

La cuisine n’était pas très fournie. Elle ne contenait pas grand chose en dehors des céréales pour le matin et des repas préparés à réchauffer au micro ondes que le propriétaire avait prévu à mon intention. Un par jour. Ça manquait de variété. Je décidai de quitter la maison pour acheter quelques fruits et légumes frais, ainsi qu’une bouteille de vin à l’épicerie que j’avais repérée en arrivant. Je suis sorti par la porte du jardin et j’ai fait aussi vite que j’ai pu. En revenant, j’ai très vite compris que je n’aurais pas dû. Un énorme nuage gris moutonnait dans l’escalier. Sans réfléchir, je lui dis « Je suis désolé. Je ne le ferais plus. » Je n’eus pas le temps de guetter sa réaction car je sentis une odeur de brûlé qui venait de l’étage. Dans le boudoir, un fauteuil était la proie des flammes dégageant d’épais nuages noirs. Je jetai une couverture sur le fauteuil et redescendis au salon sans regarder derrière moi.

Brognon Rollin, Classified cloud (détail), 2020, courtoisie des artistes
Cette nuit là, j’ai dormi dans le fauteuil du salon. Revenu sous son globe, le nuage pulsait d’une couleur orangée qui me faisait penser à du caramel fondu. Je finis par m’endormir pour me réveiller avec un bruit métallique venant du hall d’entrée. Je me précipitai. Sur le tapis élimé, je vis un journal plié en quatre. Je le dépliai. Il était écrit dans une langue qui m’était inconnue. Toutes les photos étaient remplacées par des photos de nuages. À toutes les pages. Je retournai dans le salon. Sous le globe, le nuage avait disparu. À sa place, des lettres dansaient en formant de manière fugace des mots qui me paraissaient incohérents cactus, astronomie, caresse, sucre d’orge, chiffonné. Le tourbillon des mots ralentit progressivement et les lettres se désagrégèrent pour laisser la place à un petit nuage d’un blanc lumineux. Rassuré, je l’arrosai avec amour avant de passer dans la chambre où je dormis d’un soleil sans rêves.
Infospratiques
Jean-Marie Bytebier, Schetsboek (Détail), courtoisie de l'artiste
Le matin suivant, nouvelle surprise. Le globe était vide. Le nuage avait disparu. Je montai quatre à quatre jusqu’au boudoir et retirai la couverture du fauteuil dont le tissu portait à peine quelques légères traces de roussi. Je pris peur. Avais-je fait quelque chose de travers ? Avais-je tout précipité par ma sortie intempestive. Le temps avait effectivement passé très vite. Dans cette maison il n’y avait pas de calendrier. C’est en réalisant qu’une semaine était passée que j’entendis s’ouvrir la porte d’entrée. Zephyr ne sembla pas plus alarmé que ça par la disparition du nuage.
 » Les nuages ne sont pas éternels, ils naissent et ils meurent. Mais rassurez vous, il n’a pas complètement disparu, il est dans votre tête à présent et il restera avec vous tant que vous le souhaitez« .