Les paysages intérieurs
de Latifa Echakhch

Gilles Bechet -

Nous sommes nos souvenirs, nous raconte l’artiste marocaine dans sa première monographie belge présentée au BPS22. Comme si elle dévoilait un paysage incrusté à l’envers de la mémoire, elle exhume les objets du quotidien de la gangue de l’oubli.
The sun and the set, Latifa Echakhch, BPS22, View of the show, photo Leslie Artamonow
Une fresque murale effritée en résistance dans un monde après l’effondrement. Que regarde-t-on de cette œuvre baignant dans la pénombre ? L’absence ou la présence, les cris ou le silence, les visages ou les gravats ? Ces dernières années ont vu la recrudescence de soulèvements populaires qui ont essaimé à Istanbul, au Chili, au Liban, à Wall Street. Latifa Echakhch s’en est inspiré pour composer, et puis décomposer, cette fresque protestataire de tous les combats. Alors que se dissipent les échos de ces révoltes populaires, que reste-t-il de ces anonymes, de ces visages, de ces poings levés qui ont défilé dans les rues ? Les slogans repris en chœur et les combats se sont-ils aussi effrités dans cette période de turbulence que nous traversons ?
The sun and the set, Latifa Echakhch, BPS22, View of the show, photo Gilles Bechet
Des coquillages ramassés pendant l’enfance et gardés précieusement comme un secret qui nous ouvre un passage vers des voyages fabuleux. Vint un jour où ils sont relégués au fond d’une boite qui se perd de déménagement en déménagement. Latifa Echakhch a repensé à ces trésors qu’elle conservait dans sa chambre de petite fille. Elle les a reconstitués et presque entièrement couverts d’une gangue de noir oubli. Comment ne pas reconnaître ces coquillages et les faire siens. Tout le monde a un jour rassemblé une collection de coquillages qui ont, à leur tour, été emportés dans l’écume du temps qui passe. Ils réapparaissent, là brillants devant nous. Au loin, on entend la mer.
Latifa Echakhch, A chaque stencil une révolution, 2007 (détail) photo Gilles Bechet
Vertige d’un bleu instable qui couvre les murs. Le bleu du stencil avec lesquels les idées, les slogans et les tracts contestataires des années 60 et 70 étaient reproduits pour passer de main en main. Avec l’ère numérique, les idées circulent plus vite et s’évaporent plus vite aussi. Latifa Echakhch a recouvert les murs de papier carbone pour ensuite les asperger d’alcool éthylique. Le bleu presque homogène se délave pour laisser apparaître des coulures et des paysages imaginaires. Dans ce bleu en suspension qui enveloppe le regard du spectateur, il y a les vieilles idées qui plongent et les nouvelles qui bouillonnent.
The sun and the set, Latifa Echakhch, BPS22, View of the show, photo Gilles Bechet
Ces paysages sur une toile affaissé comme une mémoire déformée, sont des photos prises par l’artiste lors de ses voyages récents à Hong Kong, Paris, Lausanne, Zaventem ou Charleroi. Ces vues sans la moindre présence humaine, en suspension, sont peintes sur des rideaux de scène de théâtre. Autour d’eux, elle a disposé des objets banals auxquels on ne prête d’habitude pas attention. Des micros sans fil, des chapeaux melon, un banc, des pyramides de blocs en bois, des pneus brulés ou des verres à thé brisés. Latifa Echakhch installe ainsi les vestiges d’une narration passée ou encore à venir, une histoire que chacun peut se raconter.
The sun and the set, Latifa Echakhch, BPS22, View of the show, photo Leslie Artamonow
Des bottes léopard à haut talon, des gants de dentelle, un bustier orné de strass, des vêtements de séduction, sans plus personne pour les porter, comme une peau abandonnée après une mue. Désormais, ils n’appartiennent plus à celle ou à celui qui les a portés. Ils se définissent par une absence et non plus par une présence. Ce qu’ils suggèrent n’est plus lié à une action et à une personne particulière mais à l’imaginaire du spectateur.
Latifa Echakhch, Several times, love don’t be shy, 2019 02 courtesy of the artist
Peut-être les restes d’une soirée trop arrosée ou d’une rencontre à deux avec un.e inconnu.e, naufragés sur un tapis ou rejetés après une catastrophe. Tout est presque englouti dans la nicotine de l’oubli, à l’exception d’une forme ronde encore lisible, comme un souvenir qui lutte pour exister. L’encre couvre et dévoile. Elle est la métaphore de l’oubli, de la disparition et en même temps, celle de la naissance et de l’apparition grâce au dessin et à l’écriture. Elle est un des matériaux récurrent de l’artiste pour son pouvoir de suggestion magnétique. Elle couvre les objets pour mieux les révéler, stagne dans la calotte de chapeaux melon noirs posés à même le sol, ou elle s’écoule depuis un pignon de la verrière de la grande halle du musée, jetant un voile sombre entre l’intérieur et l’extérieur.
Infospratiques
Le thé de Saïd, courtesy of the artist and galerie Kamel Mennour Paris, Photo Isabelle Giovacchini
Sous la gouttière, infuse la poésie. Comme un thé délicat, elle se boit à petites gorgées. Cette installation reproduit le geste de Saïd, oncle de l’artiste, qui pour compenser l’inconstance de l’eau de distribution dans sa maison de Khouribga préférait préparer son thé avec le résidu des nuées qui percolent depuis le ciel. L’attente est sans doute plus longue, mais la saveur n’en sera-t-elle pas plus délicate ? Latifa Echakhch se sert d’objets simples et banals pour créer et s’approprier des associations poétiques qui enchantent le quotidien.