YTO BARRADA
ENTRE LE FAUX ET LE VRAI

Gilles Bechet -

Artiste nomade et protéiforme, la franco-marocaine Yto Barrada s’interroge avec humour et légèreté sur les paradoxes de l’après-colonisation. Fascinée par les miroirs du faux et les mensonges de l’authenticité, elle aime sortir des cadres en travaillant avec des artisans riches de leur savoir-faire.

 

Yto Barrada. Lyautey Unit Blocks, 2010. Courtesy the artist and Sfeir-Semler Gallery, Hamburg/Beirut

Vous avez dit authentique ? L’œuvre qui ouvre l’exposition de Yto Barrada au M Museum intrigue. Des blocs de jeu pour enfant que l’artiste a baptisé Lyautey Unit Blocks. Résidant-général du Maroc, Hubert Lyautey voulait réinventer le Maroc du protectorat français en mettant au premier plan la conservation et l’inventaire des traditions qu’il ne pouvait que figer. Avec sa ville idéale aux couleurs joyeuses, l’artiste en appelle à l’humour et l’imagination tout le contraire des premiers blocs d’habitation voulus par Lyautey sans consulter la population.

 

 

LES ANIMAUXPOLYGLOTTES
A Modest Proposal, 2010-2013, 15 Posters, recto verso. © Yto Barrada. Courtesy Sfeir-Semler Gallery, Hamburg/Beirut; Pace Gallery, London; Galerie Polaris, Paris

L’humour, l’écrivain irlandais Jonathan Swift n’en manquait pas quand il proposa à ses compatriotes de manger leurs enfants pour mettre fin à la famine qui décimait l’île. Yto Barrada y va de sa modeste proposition pour à son tour moderniser le Maroc et maximiser son efficacité. Dans ce réjouissant assemblage coloré de dessins, photos et textes, l’artiste offre un répertoire qui pointe avec humour les paradoxes du Maroc 2.0 où l’on est plus fier de ses miss que de son passé paléontologique et où des dessins de ses enfants côtoient, des planches botaniques ou le portrait officiel du maréchal moustachu.

 

Yto Barrada. Lying Stone Hearts (Fake fossil series, two scorpions an trilobite), 2015 © Yto Barrada. Courtesy Sfeir-Semler Gallery, Hamburg/Beirut; Pace Gallery, Londen; Galerie Polaris, Paris. Photo ©Dirk Pauwels

Authenticité, tradition, jusqu’où remonter? Quelques millions d’années en arrière ? Le massif du M’Goun dans le Haut Atlas regorge de fossiles de bestioles, petites et grandes. Des touristes viennent y faire des trekkings, et achètent des fossiles, bien souvent des faux réalisés par des artisans locaux. Je suis fascinée par le savoir-faire de ces autodidactes qui ont aussi développé des techniques remarquables de faussaires. Ils peuvent tout faire ! Les Lying Stone Hearts, ces pierres qui mentent, sont des fossiles en forme de cœur qui contiennent deux scorpions et un trilobite. En exposant dans un musée ces pièces réalisées par des faussaires anonymes, l’artiste brouille les pistes.

 

sur la pistede l'utopie
Lying Stone Hearts (Fake fossil series, two scorpions an trilobite), 2015 © Yto Barrada. Courtesy Sfeir-Semler Gallery, Hamburg/Beirut; Pace Gallery, Londen; Galerie Polaris, Paris Photo ©Dirk Pauwels

En travaillant sur la géologie et les dinosaures, je croyais tourner le dos au monde contemporain, c’était illusoire. Le business des fossiles reprend toute la dynamique de l’économie mondialisée avec l’exploitation d’un prolétariat corvéable à merci et l’exportation pour les plus belles pièces. Comme l’économie à l’horreur du vide, on crée ce qui n’existe pas comme ces bouteilles de coca sculptées dans des fossiles d’orthocères, des mollusques qui vivaient sur terre, il y a plus de 443 millions d’années.

 

 

Faux Départ 2015 Video, 22’43” © Yto Barrada 2015. Commissioned by The Abraaj Group Art Prize, 2015.

Le film Faux Départ montre le travail de ces préparateurs qui bichonnent les fossiles pour les rendre présentables aux touristes. Ils travaillent dans des conditions hallucinantes avec du matériel qu’ils ont fabriqué eux-mêmes avec des fraises de dentiste et des moteurs de mobylette. Dans la poussière de leur atelier, on croirait entrevoir des créatures échappées de la saga de Star Wars. Des objets façonnés dans des réduits non raccordés à l’eau ou à l’électricité qui se retrouvent sur une commode d’un salon bourgeois. Quel trajet pour un (faux) trilobite.

 

Untitled (Felt circus flooring, Tangier), 2013-2015 © Yto Barrada. Courtesy Pace Gallery, Londen; Sfeir-Semler Gallery Hamburg/Beirut; Galerie Polaris, Parijs Photo ©Dirk Pauwels

Qu’elle collectionne les totems réalisés par les artisans plombiers de la médina de Tanger, ou qu’elle photographie les parties rapiécées des tapis de cirque, Yto Barrada se passionne pour le travail de l’artisan. J’aime apprendre des gens qui ne savent pas enseigner, il faut juste les regarder. Elle a aussi confié à un atelier de femmes de Tanger la confection de tapis inspirés par les dessins de l’artiste Dada Sophie Taeuber Arp. Elles ont fait leur travail en ne respectant pas tout à fait mes instructions, c’est ça qui m’intéresse.

 

 
Yto BarradaInfos pratiques

Yto Barrada. Salon géologique, 2016 Photo ©smarin

Aborder un empilement de coussins comme une colonne stratigraphique, c’est un des propos du Salon Géologique, un mobilier nomade réalisé en collaboration avec la designer niçoise Stéphanie Martin. Inspiré par la fameuse malle Brazza de Vuitton, l’ensemble tient dans un meuble vertical sur roulettes. La malle contient des coussins de différentes formes et densité. C’est une sorte de campement nucléaire intégré à au mobilier modulable Play Tet. C’est un système de confort, doux, polyvalent et superfonctionnel. C’est un petit salon rétractable qui peut s’étendre en véritable paysage de jeu, ou de repos et de sommeil.