LE JARDIN D’IRONIES
DE MEHDI GEORGES LAHLOU

Gilles Bechet -

Dans le jardin que Mehdi Georges Lahlou a installé au Botanique, vous trouverez peu de plantes mais un auto-portrait de l'artiste en pois chiches ou en Nefertiti, des sabliers à la semoule, des traces de pas dans la cannelle, des chants beaux et étranges, ainsi que 72 vierges.
Jannah © Galerie Transit + Bananier © Hugard & Vanoverschelde
En langue arabe, Jannah c’est le jardin, autant que le paradis. Celui que Mehdi-Georges Lahlou nous invite à parcourir et à expérimenter, est riche en faux semblants. Les références culturelles et sacrées sont nombreuses, mais ce que l’on voit est rarement ce que l’on croit connaître. Les pois chiches, on les trouve dans un bocal dans la cuisine, l’artiste s’en est servi pour réaliser cet autoportrait totémique avec son imposante pièce montée. Dans l’autre pièce, Bananier, il porte beau quelques régimes de bananes en verre soufflé aux couleurs pop. De ces chevelures abondantes, émerge la profusion de la nature, mais une nature garrotée, contrôlée, celle que l’imagerie coloniale a voulu retenir de l’Afrique.
Interviewlong format
Tawb Mausoleum fragment © Hugard & Vanoverschelde et Mehdi George Lahlou
La connaissance du passé et de l’histoire passe par les fragments qui ont traversé les siècles, usés, ébréchés. Comme celui-ci serait-on tenté de dire, sauf que l’artiste a fait à nouveau un détour par la cuisine pour cette pièce imposante, entièrement réalisée en semoule de blé. Inspirée des motifs présents sur les faïences berbères typiques de l’époque arabo-andalouse, elle offre une vision alternative de l’archéologie, un faux alibi culturel. Avec cette pièce, je m’interroge sur la conservation du patrimoine. Devrions-nous conserver celui qui a été pillé, celui qui a été détruit, celui que se retrouve dans plusieurs endroits du monde? A qui appartient-il et que nous dit-il de l’histoire ? Une histoire qui aurait pu être différente si on s’était transmis les recettes et les parfums de cuisine, plutôt que les pierres effritées.
Conférence des oiseaux 6 + 10 (© Galerie Rabouan Moussion et Mehdi Georges Lahlou)
Au XIIe siècle, le poète perse Farid Al-Din Attar écrivait la Conférence des Oiseaux, un poème qui raconte le voyage initiatique d’une bande d’oiseaux en quête du divin incarné par l’oiseau d’or. Sous cet habit de plumes, cette allégorie symbolique indique aux hommes que c’est en eux qu’ils découvriront le divin. En dissimulant les oiseaux sous le voile de la Madone, Mehdi Georges Lahlou s’adonne à une de ses hybridations et permutations iconiques qui remettent nos certitudes en question. Si on ôte le visage de la Sainte Vierge, il ne lui reste plus qu’un voile, ressemblant étrangement à celui de pèlerins musulmans. Cet œil noir qui nous regarde est le nôtre et il regarde à l’intérieur.
Leftovers, Oriental Blue, Photo : Hugard & Vanoverschelde © Galerie Transit, Mechelen
Fidèle à son habitude, l’artiste a pris la place de modèle pour ce buste dont on a du mal à retracer l’origine et l’âge. Le bleu est celui des faïences orientales, de la méditerranée aussi. Les traits sont presque effacés comme après un séjour de quelques siècles sous les vagues et dans le sel. Et ils sont trois, alignés côte à côte. La surface est loin d’être uniforme, c’est toute une cartographie minérale et translucide qui affleure sur les oreilles, les arcades sourcilières et les lèvres. Sur cette pièce, l’artiste s’est amusé à travailler le verre à rebrousse temps. Normalement, il faut 5 jours pour arriver à une bonne fusion, mais on a arrêté le processus avant terme, au risque de perdre tout à fait l’œuvre. L’important, c’est de donner la place à la matière et voir comment elle allait réagir. En jouant avec le temps et les matières, Mehdi Georges Lahlou brouille les origines et les marqueurs culturels. Bleu si bleu.
Hommage à nous-mêmes © Galerie Transit et Mehdi Georges Lahlou
En 2009, Mehdi Georges Lahlou marchait de Malines et Anvers, avec une paire de chaussures rouges à talons de 11cm. Une performance de neuf heures de marche pour mettre son corps, les apparences et les identités sexuelles à l’épreuve. Un jeune homme barbu en collants noirs marche, presque jusqu’à l’épuisement avec des chaussures de femme. Maniant l’ironie et le burlesque, il questionne l’identité, la sienne, la nôtre. Dans d’autres performances, il a poursuivi son jeu d’équilibre en talons aiguilles, piétinant avec le sourire les clichés qui ne devraient que passer et qui s’impriment pour durer. Une performance, c’est un moment dans le temps et dans l’espace, quelque chose d’unique. Parfois il y a des traces, de la semoule, des débris de verre, un gobelet renversé. Et deux chaussures comme des navires échoués.
Les talons d’Abraham © Blaise Adilon et Mehdi Georges Lahlou collection Ronan Grossiat
La station d’Abraham est une pierre sacrée de l’islam, à La Mecque, qui porte des traces de pas attribués à Abraham et qui témoigneraient de sa présence lors de la construction de la Kaaba. Mehdi Georges Lahlou en une version alternative en posant la question Et si Abraham avait porté des talons aiguilles ? Deux empreintes bien distinctes sur un tapis de cannelle pourraient le laisser supposer. Le monument tout en marbre construit pour durer contraste avec la fragilité de la relique condamnée à s’effriter et peut-être disparaître. Ce qui est intéressant dans la culture musulmane, c’est qu’il n’y a pas de vénération à l’objet et pourtant l’objet est très présent, que ce soit par le livre, par la pierre noire de la Kaaba ou par la station d’Abraham.
Infospratiques
Divine Comédie © Aurélien Mole et Mehdi Georges Lahlou
Trois tapis de prière forment un triptyque. La broderie qui se superpose à l’objet le désacralise en lui ôtant toute finalité religieuse. A droite et à gauche, les croix de templiers qui couvrent toute la surface laissent à peine deviner le motif original, comme un moucharabieh posé sur une fenêtre. Sur le tapis du centre, une calligraphie arabe qui ne reprend pas un poème ou une sourate du coran, comme on pourrait s’y attendre mais le Notre Père. La calligraphie arabe biblique existe, ce n’est pas quelque chose que j’ai inventé, je me suis contenté de la reproduire. C’est en juxtaposant les choses qu’on fait glisser le sens et se demander par exemple pourquoi la calligraphie arabe, qui est d’abord un vecteur de communication, ne pourrait pas représenter la parole chrétienne et pas seulement l’islam ou la culture musulmane.