HISTOIRES
DU PLATTELAND

Gilles Bechet -

Simon Vansteenwinckel vous invite à un voyage en Platteland, un pays qui n’existe pas et qui ressemble à la Belgique. Un pays aux frontières floues où les apparences sont trompeuses et les émotions sont réelles. Un pays en noir et blanc exposé et édité chez Home Frit’Home.
Ermeton-sur-Biert, 2017 © Simon Vansteenwinckel
On l’avait débarqué sur cette route déserte au milieu de la foret. C’était bizarre, il ne faisait ni chaud ni froid. Les phares se voyaient de loin. Il a croisé quelques voitures roulant en sens inverse, toutes conduites par des hommes avec un chapeau. Ou un masque, il n’était pas très sûr. Avant d’arriver au village, il voyait des lueurs trembler à l’horizon. Il a longé une friterie aux volets baissés. Une odeur de graisse imprégnait le nuit et de la fumée blanche s’échappait d’un tuyau par volutes filandreuses. Sur l’asphalte, un seau avec une pomme de terre, une seule, dans un fond d’eau. Il s’est mis à courir jusqu’à l’entrée du village. Tout a été très vite. Des gens qui criaient. Ils étaient masqués. On est venu le tirer par la manche pour l’inviter à danser. Il a eu un moment de recul. Puis il a pris une photo. Et une autre. Il se sentait bien. Dire qu’il avait failli ne pas venir.
Froidchapelle, 2017 © Simon Vansteenwinckel
Elle s’appelait Betsy et rêvait d’Amérique. Agrippée au mât de pole dance, elle scrutait par dessus la cime des arbres en espérant voir quelque chose. Peut-être une volée d’étourneaux qui lui filait toujours comme un doux vertige. Vous êtes un photographe, vous fréquentez des stars, non ?  a-t-elle demandé avec son accent légèrement trainant. C’est juste un coup du hasard. J’aurais pu naître là-bas, au lieu d’ici au Platteland. Changeant de sujet, elle dit J’ai mal aux pieds et l’après-midi ne fait que commencer. Tu ne veux pas prendre mes chaussures, chéri ? Je prendrai les tiennes. J’ai des grands pieds.  Et elle se mit à rire. Elle était belle quand elle riait.
Charleroi, 2015 © Simon Vansteenwinckel
De là-haut, c’est vrai que la vue était très belle avec ces voitures qui tournaient sur le bitume comme sur un circuit de modèles réduits. Il s’est posé dans l’herbe humide et s’est mit à arracher le papier collant qui fermait le plastique à bulles. C’était le Chinois avec un ciré bleu qui lui avait dit de venir là en lui donnant un appareil photo emballé dans du plastique. Il lui avait fait promettre de ne pas ouvrir son pacson avait d’être arrivé à destination. Il devait prendre huit photos, pas plus, pas moins. Et ensuite redescendre en ville pour lui remettre l’appareil. Il l’attendrait au bar du Paradisio. Prenez votre temps, je vous fais confiance. J’aurais tant aimé le faire moi-même, mais je ne peux pas. Vraiment pas. 
Bruxelles, 2016 © Simon Vansteenwinckel
Il est revenu sur ses pas et il a couru de long en large sans regarder en l’air. Cinquième ou sixième étage, il ne savait plus. Toutes les fenêtres se ressemblaient. Des silhouettes apparaissaient, écartaient les rideaux, puis se retiraient comme une mécanique bien huilée. Son fixeur lui avait assuré que le cortège ne passerait pas avant une heure ou deux. Alors pourquoi étaient-ils à la fenêtre ? Sans doute s’entrainaient-ils ou était ce simplement de l’impatience. Il se souvint alors de cet homme qu’il avait rencontré dans le train de nuit avec lequel il avait passé la frontière. Il l’avait d’abord pris pour un policier et ce n’est qu’en voyant l’instrument qu’il serrait à ses pieds qu’il compris qu’il n’était qu’un musicien de fanfare. L’homme lui avait fait un signe de la main puis s’était rapproché pour lui glisser d’un air entendu. L’impatience de la chèvre dans un esprit de tortue, cela se voit assez fréquemment. 
Bruxelles, 2017 © Simon Vansteenwinckel
Elle dansait avec une élégance outrageuse. Dans l’air électrique flottait comme un parfum de pamplemousse tout juste découpé par un couteau tranchant. Toute la salle était plongée dans la pénombre. On n’entendait pas le moindre bruit en dehors du frottement sec que produisait sa capeline de plastique en tournoyant autour d’elle. La femme qui lui avait vendu le billet, assez cher d’ailleurs, lui avait dit que c’était une danse de protestation. Il ne comprenait pas très bien contre quoi, ou qui, Zephira, c’était le nom de l’artiste, protestait. C’était néanmoins fascinant, il finit par identifier une suite de mouvements qui se répétaient. Etait-ce la fatigue du voyage ou la gestuelle hypnotique de Zephira, toujours est-il qu’il finit par s’endormir. Heureusement, il avait eu la présence d’esprit de prendre une photo. C’est ce qu’il constata avec soulagement en se réveillant en sursaut, les doigts agrippés sur son boitier. Alors que Zephira avait disparu.
Onnezies, 2018 © Simon Vansteenwinckel
Il s’était dit qu’une petite excursion au grand air lui ferait le plus grand bien. Il avait besoin d’espace et d’un horizon dégagé au dessus de la tête. Les deux garçons avaient commencé à lui expliquer les règles de la compétition. C’était tellement compliqué qu’il avait l’impression que ses interlocuteurs inventaient ce qu’ils disaient à mesure qu’ils parlaient. Il était question d’innombrables catégories en fonction de la dimension du terrain, de la profondeur des ornières dans les champs, du type de carburant et à ce qui lui semblait, de la couleur de la fumée. Celui qui parlait le plus fort interrompit soudainement son babil et leva la tête. Il s’exclama :  C’est papa, nom de Dieu, il a tenu parole.  Pourtant, le ciel d’un bleu laiteux était obstinément vide. Si ce n’est un vol d’étourneaux.
Infospratiques
Bruxelles, 2000 © Simon Vansteenwinckel
Elle s’attardait devant la vitrine d’une agence de voyage. Des eaux turquoise, un désert de sable rouge sous un ciel étoilé, des corps couleur biscuit. Loin de Platteland. La femme tourna la tête et se remit à marcher. En arrivant à la hauteur de la vitrine, il crut sentir un parfum de pamplemousse. Comme une signature. Serait-ce Zephira ? Sans son costume de scène, il ne pourrait certainement pas la reconnaître. Il décida de la suivre. Dans des villes étrangères, il lui arrivait parfois de suivre une inconnue en restant à un bonne distance pendant un moment, puis de presser le pas pour la dépasser et regarder son visage après l’avoir imaginé. La femme s’engagea dans la bouche du métro. Etait-ce vraiment le métro ? Il n’en était pas certain. Ce dont il était sûr, c’est qu’il voulait la suivre. Même s’il ne l’avait vue que de dos. Il pressa le pas et commença à descendre.