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Kurt Wagner
Interview long format

Gilles Bechet -

 

Une après midi ensoleillée à la terrasse du Botanique. Fidèle à son image, Kurt Wagner ne se sépare pas de son inévitable casquette. Affable, il se permet parfois de ne pas répondre aux questions, se contentant d’un rire sonore et complice.

La musique des voisins

Il est heureux de Flotus l’album terminé (lire notre chronique), il y a un an déjà, et qui a commencé, comme souvent, sur le porche de sa maison. L’homme, dont il parle dans la première plage, assis sur la véranda avec sa caquette et le chien sur les genoux, c’est lui bien entendu. C’est à force d’entendre le hip hop qu’écoutaient ses voisins à longueur de journée qu’il a voulu changer sa manière de travailler ses chansons.

Ça fait une vingtaine d’années que j’écoute du hip hop underground qui vient du voisinage. Je n’avais aucune idée de qui étaient les artistes, ça faisait juste partie de mon expérience quotidienne et puis avec le temps ça a finit par trouver son chemin dans ma musique. Pour le moment, c’est un courant musical incroyablement créatif, tant artistiquement que techniquement, surtout la scène de L.A. avec des gens comme Kendrick Lamar.

Des trucs dingues

Passionné depuis toujours par la production et les techniques d’enregistrement, Kurt Wagner a commencé par les softwares utilisés par les gars du hip hop. Première libération, plutôt que de passer par les traditionnelles maquettes guitare voix, il peut très facilement concrétiser ses idées et obtenir un résultat très poche d’un enregistrement. Restait un problème; comment intégrer, à tout ce bazar sa voix, qui participe pour beaucoup à l’identité de Lambchop. Le déclic est venu en voyant un concert de Shabazz Palaces dans un club de Nashville. Ils avaient sur scène un bidule électronique, une petite boîte incroyable qui fait bien plus que traiter le chant, ça crée une quantité phénoménale d’effets autour de la voix et ça permet de lancer des boucles en temps réel. C’est presque de la magie, peu importe ce qui sort de votre bouche ça ressort complètement transformé mais ça vous appartient toujours. Une fois que j’ai compris ça, tout s’est mis en place.

Et effectivement cette voix traficotée est incontestablement la sienne avec ce petit supplément de liberté créative.

Tout à coup, je pouvais chanter des trucs dingues. Dans le passé, je chantais parfois avec un falsetto, mais je ne l’ai plus fait depuis des années parce que je fume beaucoup trop. Voilà que tout à coup, je pouvais de nouveau le faire si j’en avais envie. Aussi simple que ça. Si ce n’est que de se convaincre que ce que vous entendez est réel et pas synthétique, ça commence presque par un acte de foi. D’habitude, on n’associe pas la technologie ou les sons synthétiques à quelque chose d’humain et de chaleureux. Je me suis vite rendu compte que si on bousille un peu les choses et qu’on s’intéresse aux imperfections, on touche à ce qui est humain. Et puis d’ailleurs, c’est ce qu’on fait naturellement avec notre voix. On transforme notre voix en fonction de nos émotions, selon qu’on exprime de la tristesse ou de la joie, de la nervosité ou de la peur, on transforme notre voix pour la rendre plus expressive. C’est un univers créatif nouveau et vraiment fascinant pour moi.

Des touches intimistes

Les textes de Lambchop qui brossent par petites touches intimistes des tableaux de l’Amérique au quotidien ont aussi été chamboulés par cette nouvelle manière de travailler. Dans ce genre de musique, comme avec la musique électronique, il y a un côté minimaliste dans les textes qui amène une certaine dose de mystère parce que vous ne savez pas vraiment de quoi ils parlent. Souvent dans ces bouts de textes et dans les refrains, il y a des mots bizarres ou de l’argot qu’on ne comprend pas mais que tout le monde reprend quand même en chœur. C’est ça qui est intéressant. Quand on se met à travailler, on arrive à faire fonctionner des trucs complètement spontanés et tant que l’émotion reste au premier plan, le sens ou la logique peuvent passer par la fenêtre. Dans la première chanson, In care of 8675309, revient régulièrement l’image de House of cancer d’où ça vient ? Des voisins de la maison d’à côté, les amateurs du hip hop. Quand ils ont décidé de quitter le quartier, il y a eu toute une discussion à propos des revêtements extérieurs qui contiennent de l’amiante, une substance cancérigène. Et ils ont voulu nous débarrasser de ça avant de partir. La maison du cancer, il faut prendre ça au sens très littéral. Après, il y a d’autres éléments qui se superposent et Cancer est toujours un mot interpellant. Pour moi aussi. Pendant toute la période où je travaillais sur ce disque, trois de mes amis sont morts du cancer.

La musique et les images

Lambchop n’a jamais été un groupe très friand de vidéos. La vidéo qui a lancé le nouvel album est The Dockworker’s Dream, un film du documentariste Bill Morrison réalisé à partir d’images d’archives de la cinémathèque de Porto où l’on voit des travailleurs et des dockers au début du siècle. La musique est la version instrumentale de The Hustle, la longue plage à dominante électronique qui clôture FLOTUS. Dans l’industrie musicale, on a tendance à dépenser beaucoup d’argent, de temps et d’efforts pour être créatif dans les vidéos, mais l’intention, la réalisation sont finalement détournées pour faire une pub. Je pense que la musique fonctionne mieux quand elle supporte et prolonge un film. C’est ce qu’on a fait avec le projet de Bill Morrison. Maintenant les images et la musique se renforcent de manière naturelle et sont indissociables l’un de l’autre. Notre approche, c’est de choisir un réalisateur dont on aime le travail et on lui dit qu’il peut faire ce qu’il veut et notre musique vient en accompagnement des images. En fonction du film, elle peut être être entendue par bribes ou morceaux, ce n’est plus notre choix.

C’est ce qu’ils ont fait avec NIV première « vidéo officielle » de l’album. Réalisée par Elise Tyler, cinéaste de Nashville, elle suit un couple de sans abris. Chassés de leur maison par des projets de développement immobiliers, ils ont dû vivre dans un camp de fortune, avant de trouver un havre de paix momentané dans une chambre de motel. Dans ce portrait sobre et touchant, la chanson qui n’est même pas reprise intégralement, n’intervient qu’après trois minutes de film.

Je suis certain qu’on pourra encore regarder ces films avec notre musique dans dix ans alors que je ne tiens pas spécialement à revoir dans dix ans la plupart des vidéos musicales qui passent aujourd’hui, sauf si c’est avec un artiste comme Michael Jackson qui est une icône de son temps. Le reste, ce sont juste des pubs et je ne veux pas faire des pubs, je veux faire de l’art.

Une chouette couverture

Une vision bien tranchée qu’il doit sans doute à sa formation artistique à la Memphis Academy of Art puis à l’Université de Montana. Il y a étudié la peinture. Il se voyait devenir prof de dessin et de peinture, mais n’a rien trouvé d’autre qu’un poste de peintre occasionnel d’affiches publicitaires et de vendeur de fournitures artistiques. Jusqu’à ce que la musique prenne le dessus. Cela ne l’a pas empêché de peindre et de dessiner presque sans interruption depuis lors. Ses talents picturaux sont sortis de l’ombre avec Mr. M, le précédent album du groupe dont il avait réalisée les peintures de la pochette. Et pour Flotus, il a de nouveau sorti les pinceaux. C’est une image de ma femme avec le Président des États Unis. Elle a eu l’occasion de poser avec Obama et j’ai tout de suite pensé que ça ferait une chouette couverture d’album. Elle m’a assuré qu’on ne me permettrait jamais de faire ça. Donc, je me suis dit je vais la recadrer et la peindre moi-même, comme ça ce sera mon image pas la leur. Et ça je peux le faire. Le résultat c’est juste une suggestion de la Présidence, une suggestion de sa main dont on ne voit pas le poignet. On ne voit presque rien de lui, c’est vraiment son portait à elle.

Un soutien indéfectible

Si sa femme a pu approcher le 44ème hôte de la maison blanche, ce n’est pas tout à fait par hasard. Il faut dire qu’elle est désormais la présidente du parti démocrate dans le Tennessee. Une proximité politique qui expliquerait le titre de ce dernier album puisque FLOTUS est l’acronyme qui désigne l’épouse du Président : First Lady Of The United States. Mais l’œil pétillant, Kurt Wagner balaie cette supposition trop évidente. Derrière ce titre se cache For Love Often Turns Us Still, une méditation sur l’évidence et la force de l’amour qui peuvent parfois nous rendre sans voix. J’avais envie de faire un disque que ma femme apprécierait et ce titre est venu spontanément. C’est aussi le produit d’un mariage et d’une vie de couple qui dure depuis de longues années. C’est ma vie, c’est ce que je connais, c’est où je suis et sans être trop sentimental, c’est le genre de choses qui trottent en tête après toutes ces années. Et quand on est invité avec son épouse à un mariage, on pense forcément au temps qu’on a passé ensemble et à tout ce qui est nécessaire pour prolonger cette relation. Pour moi, ça passe par le soutien de son épouse, dans ce qu’elle entreprend pour être heureuse. Parce que si elle est heureuse, vous êtes heureux. C’est cela être le Flotus, un soutien inconditionnel. Et quand on lui fait remarquer que Still a plusieurs sens dont le silence et le calme de la mort, il ne se démonte pas.  Bien sûr. C’est aussi une manière de souligner que l’amour réserve beaucoup de surprises et a même la capacité de vous surprendre même après la mort. Et il part dans un franc éclat de rire.