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Luke Healy
Interview Long Format

Gilles Bechet -

Entre le 16 avril et le 9 septembre 2016, l’auteur de BD Luke Healy a abattu les 4.240 kilomètres du Pacific Crest Trail, le sentier de grande randonnée mythique qui traverse les Etats-Unis de part en part.

J’étais, à l’époque, obsédé par les Etats-Unis et sa culture. Le PCT symbolisait la grande aventure américaine par la conquête de nouveaux paysages et le dépassement de soi.

De cette épreuve exceptionnelle, le jeune irlandais a tiré la matière première d’un roman graphique addictif, humainn drôle et touchant, AMERICANA (lire ici la chronique de GILLES BECHET) qui nous fait cheminer dans ses pas, de la Californie à l’Etat de Washington à travers désert, montagne et forêt

 

Vous attendiez-vous à ce que ce soit aussi dur et dans les moments difficiles, où avez-vous trouvé la force et l’envie de continuer ?

Je savais que ce serait difficile parce que j’avais lu beaucoup de livres sur le Pacific Crest Trail, mais je ne pense pas que j’étais vraiment prêt pour le défi physique. J’ai enduré des douleurs musculaires pratiquement en continu. Dans ma tête, je m’attendais aux épreuves, mais pas que ce soit aussi dur. Ce qui me poussait à continuer, c’était la volonté. Ce qui m’a aidé, c’est de savoir que le chemin avait une fin. Vous savez que toutes ces difficultés sont temporaires. Quand c’était vraiment dur, je me disais que même si je n’en pouvais plus, j’étais aussi très chanceux. C’est un privilège de pouvoir s’abstraire cinq mois d’une vie « normale » pour marcher dans un paysage fabuleux.

 

Même après avoir appris la mort de votre grand-père, vous avez choisi de poursuivre votre randonnée plutôt que de rentrer en Irlande. Pensez-vous avoir développé une forme de d’addiction à la marche ?

Complètement. Dans le monde réel et dans la vie de tous les jours, on a la plupart du temps le choix d’aller dans la direction qui nous plait. Si vous avez la chance d’avoir cette liberté, il faut en être reconnaissant. Sur le sentier, vous n’avez, chaque jour, qu’une décision à prendre, soit vous continuez à marcher vers le nord, soit vous vous arrêtez. C’est tellement addictif de se lever le matin en sachant exactement ce que vous avez à faire et de n’avoir qu’un seul choix, continuer ou arrêter. Quand on marche, c’est très gratifiant de voir la distance qui nous reste à parcourir diminuer chaque jour parce que ça donne le sentiment de progresser. Dans le vie de tous les jours, on n’a pas ce chiffre qui mesure ce qu’on a accompli de positif en une journée. En ce sens, c’est addictif. Et puis, les paysages que vous traversez sont un cadeau pour vous récompenser de vos efforts.

 

Dans votre livre, vous alternez le texte et la BD. Comment jouez-vous avec ces deux types de narration et quelle spécificité leur attribuez-vous ?

En tant qu’auteur, je suis obsédé par l’efficacité. La BD n’est pas très bonne pour la description de détails, de faits ou pour des informations de type général, tout ça peut être exprimé plus rapidement en texte. Par contre, les images sont parfaites pour exprimer, les actions, les émotions, les dialogues et le silence d’une manière qu’un texte ne peut pas atteindre. Dans une BD, on peut s’arrêter sur une image d’un personnage assis perdu dans ses pensées, ou suivre une action sur une suite de cases sans avoir besoin de texte. C’est pour moi une qualité vraiment unique qui touche au ressenti, à l’émotion.

 

La BD permet de jouer avec la répétition et sur le rapport entre un personnage et son environnement

La BD permet de traduire un sens de la temporalité. J’ai voulu garder un grille de six cases par page pour donner un rythme à la lecture. C’est comme si on avait cette cadence régulière : un, deux, trois, quatre, cinq, six et puis on passe à la page suivante. Ça correspond assez bien à ce qu’on ressent quand on marche sur le sentier et qu’on progresse au rythme de ses pas. L’expressivité de la BD est à cet égard assez unique. C’est presque comme de la musique.

 

Pensez-vous avoir appris autant en faisant la BD qu’en marchant sur la piste ?
Beaucoup plus, je pense. Quand je marchais sur le sentier, je me concentrais exclusivement sur le présent. On pourrait se dire que quand on est tout seul en pleine nature, on a beaucoup de temps pour penser et réfléchir, mais c’est juste l’inverse. Il faut se soucier de choses très concrètes comme la localisation des points d’eau ou évaluer si on aura assez de nourriture pour la section suivante. Quand on dévale des sentiers dans ces coins reculés, il faut être très attentif où on met les pieds parce qu’on peut facilement trébucher et tomber là où il sera difficile de nous aider. Quand je suis arrivé à la fin de la randonnée, je me suis rendu compte que je n’avais pas pensé à autre chose que ce qui se présentait devant moi. C’est seulement quand j’ai pris le temps de faire le livre que j’ai pu commencer à réfléchir à ces expériences, à ce qu’elles signifient et comment elles m’ont changé.

 

Réaliser ce livre, c’était comme faire le voyage une deuxième fois ?

Absolument. Je me souviens que quand je dessinais la séquence où un lynx s’est pointé dans ma tente, je me suis réveillé la nuit en plein cauchemar comme si j’étais de nouveau sur la piste face à l’animal, c’était assez irréel. J’ai dessiné le livre dans l’ordre chronologique. Quand je suis arrivé au passage où mon grand-père est tombé malade et puis est mort, c’était tellement dur que je l’ai laissé passer pour y revenir après. Je l’ai dessiné aussi vite que j’ai pu pour en être quitte. Dans cet événement particulier, il y avait comme un trop-plein d’émotions je n’avais pas du tout assimilé, étant loin de chez moi et de mes proches. C’est en faisant le livre que j’ai finalement eu le temps de ressentir le deuil. C’était une expérience bizarre. Comme si je remontais dans le temps.

 

 

Americana, Luke Healy, Casterman, 336 pages couleurs, 23 €