Noir bonbon

Gilles Bechet -

Junko Mizuno adore combiner le sucre et l'acide, le rose et le noir, le mignon et le gore. Dessinatrice, illustratrice, auteur de mangas, la Japonaise trace son chemin dans un univers pas sage où les filles jolies, peu vêtues, semblent sorties d'une étiquette de bouteille de shampooing et où les hommes ont l'allure de figurines Playmobil embarquées dans le yellow submarine. Rencontre exclusive.
Ravina the Witch ?
Alors que l’univers et l’imagerie évoquent le Moyen Âge, Ravina vit dans une décharge, est-ce un reflet de préoccupations écologiques ?
Je ne suis pas particulièrement écoconsciente ou écologiste, mais après m’être documentée sur les chasses aux sorcières au Moyen Âge en Europe, les gens désignés comme magiciens ou sorcières m’apparaissaient comme un peu marginaux, différents des autres et souvent mis à l’écart. Choisir ce type d’environnement pour mon personnage était une manière de faire immédiatement sentir son statut. J’ai aussi essayé de proposer une histoire vraiment universelle qui puisse parler de n’importe quel pays et de n’importe quelle époque. C’est pour ça que Ravina évolue dans un environnement qui rappelle le Moyen Âge sans pour autant s’y inscrire totalement.

 

Ravina the Witch ?
Dans beaucoup de vos histoires, on sent un intérêt pour ces personnages en marge ?
J’aime beaucoup l’art brut. En japonais, les marginaux sont souvent évoqués comme des outsiders et, pour moi, ça fait aussi résonance avec l’outsider art. J’ai toujours aimé ce qui est unique. Moi-même, je n’ai jamais été dans une école d’art, je suis complètement autodidacte. Pour les Japonais, quelqu’un qui, comme moi, travaille de manière complètement indépendante, sans participer au système de prépublication commerciale des mangas, est considéré comme marginal.

 

Ravina the Witch ?
L’alcool est assez présent dans vos histoires, est-ce un commentaire sur la place de l’alcool dans la société japonaise ?
Il n’y a pas vraiment de commentaire social là-dedans. Il y a deux explications. La première est personnelle. Je ne suis pas quelqu’un qui boit beaucoup mais quand il m’arrive d’être saoule, j’ai remarqué que ce sont des moments où j’arrive à faire des choses qui me seraient impossible à réaliser habituellement. C’est une sorte d’état un peu second où l’on se sent plus puissant et plus capable. La deuxième raison obéit à un impératif de narration. Si mon héroïne était capable en permanence de faire de la magie, ce ne serait pas très intéressant, il me fallait un ressort un peu plus dramatique. Donc, j’ai trouvé cette astuce qu’elle a besoin d’être en état d’ébriété pour utiliser efficacement sa baguette magique.

 

Cinderalla, Imho
Pensez-vous que les jolis dessins et jolies couleurs atténuent la douleur et la laideur dans le monde ou pensez-vous que ce qui est mignon n’est pas toujours innocent ?
Quand je mélange des éléments mignons et d’autres un peu plus cruels et noirs, il n’y a pas vraiment de réflexion construite ou d’intention délibérée de ma part. J’ai grandi avec toute cette culture des personnages très mignons et adorables comme Hello Kitty, ce sont des choses qui font partie de ma culture picturale mais au même titre que les films d’horreur et le réalisme. J’aime aussi le fantastique, comme j’aime l’humour. En fait, dans mon travail, on voit le reflet de ma sensibilité sans forcément que cela participe d’un calcul artistique ou politique.

 

Ravina the Witch ?
Votre graphisme s’inscrit dans une mouvance pop et psychédélique. Vous sentez-vous proche du mouvement néo-pop et de gens comme Takashi Murakami ?
Je suis née au début des années 70. J’ai vraiment grandi avec ce genre de culture visuelle, à la télévision, c’étaient des choses auxquelles j’étais fort exposée. Je ne me sens pas forcément proche de Takashi Murakami en tant qu’artiste. Nous n’avons pas les mêmes envies artistiques, mais comme c’est quelqu’un qui est de la même génération que moi, il a dû être marqué par les mêmes choses.

 

Pilou apprenti gigolo
Dans « Pilou », la sexualité est très présente et se manifeste par des comportements gentiment décalés. Est-ce un commentaire sur la place de la sexualité au Japon dont on retient souvent chez nous les sexualités déviantes ?
En tant que Japonaise élevée au Japon, j’ai été exposée assez régulièrement à cette culture de sexualités déviantes. J’ai donc su que cela existait depuis toujours. Quand je regarde mes compatriotes, c’est avec un regard assez froid et distant qui fait apparaître tous ces comportements comme assez absurdes. J’ai un point de vue assez objectif, comme un entomologiste qui chercherait à comprendre le pourquoi du comment de certains comportements sexuels. Je ne porte pas de jugement moral, mais c’est quelque chose qui me semble tout de même très étrange.

 

Pilou apprenti gigolo
La sexualité est en même temps assez légère et joyeuse, est-elle une manière pour les femmes de s’affirmer ?
Je pense que c’est vrai mais ce n’est pas l’état d’esprit dans lequel j’étais, en tout cas consciemment, quand j’ai écrit « Pilou ». Au Japon, les hommes ont tendance à considérer les femmes comme des êtres plutôt inférieurs pourtant ils sont complètement obnubilés par leur physique et leur corps. De la même manière, Pilou est un personnage vraiment obsédé par l’idée de faire un enfant. Peut-être cela vient-il aussi de ma vision de la psychologie masculine.
MangasTrash-Pop
Pilou apprenti gigolo
Est-ce parce qu’il est naïf et dénué de mauvaises pensées que Pilou est une victime ?
Je n’avais pas la volonté particulière de faire de Pilou une victime, ni de le faire souffrir en l’exposant à tous ces déboires. En réfléchissant, je me suis dit que si une créature aussi bizarre que lui arrivait sur Terre, il y avait peu de chances qu’il trouve rapidement et facilement le bonheur. Pour moi, c’était le déroulement naturel des choses à partir de la situation de départ. Il faut dire aussi que je me suis pas mal inspirée de la série de films « Tora-San » qui raconte les aventures d’un célibataire qui, dans chaque film, arrive quelque part, tombe amoureux d’une belle femme, mais finit toujours par se faire rejeter.