La Villa Empain dévoile
ses cartes

Gilles Bechet -

 

Mappa mundi, à la Villa Empain transcende la géographie avec des cartes réalisés par une trentaine d’artistes contemporains du monde entier. En attendant de passer les frontières du réel , voyagez au fil de l'exposition, avec cette nouvelle exclusive de Gilles Bechet en sept escales.
Elle travaillait chez un bouquiniste spécialisé en livres anciens. J’étais à la recherche des numéros de la revue littéraire The Yellow Book publiée par Aubrey Beardsley à l’époque victorienne. Même si elle était en permanence entourée de vélins rares et de papiers parcheminés, elle était aussi fraiche et pétillante que la nymphe d’une source. Comme elle n’arrivait pas à dénicher ce que je cherchais, j’ai dû revenir plusieurs fois. Et j’ai appris à la connaître. Elle s’appelait Mina. Elle était passionnée par les cartes. Son prénom était un hommage à Mina Hubbard, la première femme blanche à avoir cartographié les contrées sauvages du Labrador. Et elle me faisait chaud au cœur.
Chéri Samba, La vraie carte du monde, 2011, (c) Thibault De Schepper
Mina ne pouvait vivre sans cartes. Avec une carte, on réinvente le monde et on peut vivre mille vies. Il ne faut pas croire pour autant que l’avenir y est déjà tracé. Car toutes les cartes ne se ressemblent pas. Certaines donnent accès à des mondes qui sinon seraient inaccessibles, d’autres sont à inventer à mesure qu’on les parcourt. Mina avait ce don curieux de pouvoir tout transcrire en cartes et en plans. Ainsi, elle me fit la surprise de me faire cadeau d’une carte de notre première promenade en forêt en amoureux. Elle n’y indiquait pas seulement notre cheminement, mais nos arrêts et l’endroit de nos baisers passionnés.
Wim Delvoye, 
Atlas, 1999 (detail)
, (c) Thibault De Schepper
Moi qui suis plutôt attiré par les vastes horizons, je découvris rapidement que Mina n’aimait pas voyager physiquement. Quand je lui demandai pourquoi, elle accompagna son haussement d’épaules d’un sourire désarmant. « Ah quoi bon ? Tout est dans les cartes, en mieux. Si je veux m’évader, il me suffit de regarder une carte et de me laisser aller. On évite les fastidieux désagréments du voyage. » Je lui fis remarquer que si on regarde tous les deux la même carte, on ne verra pas le même paysage.  Et tu crois que ce serait différent si on se transporte à 1000 kilomètres d’ici. me répondit-elle.

Carte du Tendre, Madeleine de Scudery dans Clélie, 1654-1660
Un soir où nous avions diné chez elle, elle me proposa après le tiramisu de me montrer la carte la plus précieuse de sa collection. Regarde-la bien attentivement. me glissa-t-elle. Sur la carte était indiqué la mer du soupir, la mer dangereuse, le Lac d’indifférence et les villages de Grand Coeur et de Tendresse. Tu as bien regardé ? » me demanda-t-elle avant de la couvrir d’un voile de coton. Elle m’entraina dans la chambre où nous avons fait l’amour. Alors que nous étions, côte à côte, les yeux fixés sur le plafond à savourer le reflux des vagues, elle glissa sa main dans la mienne pour m’emmener hors du lit. Nous sommes retournés voir la carte. Après un moment de doute, je dus me rendre à l’évidence. Les frontières avaient bougé. Des lacs avaient disparu, d’autres étaient apparus et des villages avaient changé de nom. Maintenant, tu comprends pourquoi j’aime les cartes
Luigi Ghirri, Salzburg (series Diaframma 11), 1977, (c) Luigi Ghirri
Nous nous étions donné rendez-vous devant un cinéma pour voir Les Ailes du désir. Après, on avait prévu d’aller manger dans un restaurant indien. Mais elle n’est pas venue. Quand je suis rentré chez moi, un peu dépité, j’ai instinctivement ressorti les cartes qu’elle avait dessinées après nos promenades communes. A ma grande surprise, les indications nous concernant avaient disparu de toutes les cartes. Il ne subsistait qu’un relevé topographique neutre. C’était comme de l’encre sympathique à l’envers. J’appelai la librairie où le propriétaire, un homme charmant, ne semblait pas le moins du monde alarmé. Elle avait pris son congé annuel, m’assura-t-il. Elle serait de retour dans trois semaines.
Marco Godinho, le monde nomade #1, 2006, (c) Thibault De Schepper
Quelques jours plus tard, je reçu par la poste un petit paquet brun d’où s’échappa un bristol parfumé où Mina avait écrit. Voici la carte de nos retrouvailles. Sauf que ça ne ressemblait pas vraiment à une carte. Plutôt à un puzzle avec des blocs de couleurs à assembler. Après un moment, je compris que cela correspondaient à des quartiers de la ville, à des parcs et à des avenues. Par recoupements, je déduis qu’elle souhaitait me conduire vers une avenue entre les bois et le quartier de l’université.
Infospratiques
Rudi Mantofani
, The World and the Earth, 2009-2012, (c) Thibault De Schepper
Elle m’attendait sur les marches de la villa Empain. Mon cœur battait à tout rompre, en la voyant dans la même robe droite en coton de couleur rouille qu’elle portait lors de notre première balade en forêt. Quand je lui demandai, sans trop vouloir insister, où elle était passée pendant ces trois semaines, elle me répondit sur un ton mutin. Oh je suis partie en voyage !« , ajoutant qu’elle avait à présent bien mieux à faire. Je vais te faire visiter l’exposition Mappa mundi. » Nous avons poussé la porte.