Brussels Philodesign

Simon Brunfaut -

Parcourir Brussels Design September en sortant des sentiers battus, à la découverte d'une rencontre inédite et humoristique entre le design et les questions qu'il ne manque pas de nous poser

 

©stefboey
Généralement, lorsque vous pénétrez pour la première fois dans un lieu dédié au design (Design Vlaanderen) – ayant subitement pris le parti des choses en quittant votre modeste mansarde composée d’une table, d’une chaise et d’un verre d’eau -, vous vous postez à un endroit sans bouger, comme un chien d’arrêt devant une vache normande. Et tout en scrutant votre environnement immédiat, vous remarquez que l’espace est aussi chargé de rituels qu’un lieu de culte en temps de ferveur religieuse. Un homme – probablement le grand sachem –  agite même un goupillon ultra-design qui se révèle être, après examen, un téléphone portable argenté et ses écouteurs défectueux.

 

© Bulo
Très vite, vous prenez, par mimétisme sans doute, la posture des objets qui vous entourent et qui sont ainsi mis en valeur, disposés de telle façon dans le but de vous faire croire à leur quasi-humanité, du moins à leur importance considérable et, par la même occasion, vous faire douter de la vôtre : vous avez l’air, selon votre physionomie de départ bien sûr, d’un pied de chaise, d’un loquet de porte ou d’un robinet chromé. Tous ces objets, qui possèdent des significations criardes et des symboliques propres, deviennent pour vous aussi mystérieux que des hiéroglyphes égyptiens dans une gare de triage allemande.

 

 

©Xavier Lust
Manifestement, ces objets ne réclament qu’une présence somme toute limitée de l’homme, précisément parce qu’ils ont effacé une part de la différence avec l’objet d’art avec lequel ils assument désormais une proximité évidente. L’objet n’est plus une simple copie, jamais seulement fonctionnel. Il parle des langues massives, fluides ou épurées. Il pense par le bout de la anse ou à partir d’un motif circulaire. Du fin fond de ses matières, il tire des fusées à ras de terre qui bousculent les murs nus de la pièce toute tremblante de textures et de reflets. Le design vous fait découvrir les objets qui existent envers et contre tout, parfois à vos dépens, et vous devenez lentement le spectateur angoissé d’un quotidien sous verre, en oubliant d’être l’utilisateur de ce monde enchanté, rempli d’effets lumineux et de détails criblés de couleurs. Ce monde là n’a pas besoin de vous, bien qu’il soit « fait » pour vous. Derrière cette simple chaise se cache une tentative, une contorsion, un geste suspendu au dessus de la production en série standardisée. Vous capitulez devant la poésie secrètement capitaliste de ces objets qui se refusent à n’être que des choses banales. Ensuite, emporté par votre stupéfaction, vous prenez un air très inspiré en regardant fixement une cloison ou une vitre sans aucun intérêt et, par intermittence, vous jetez un regard dehors pour vous rappeler du monde d’avant, noyé dans un tohu bohu conventionnel et dépourvu d’identité.
DesignSpirituel
© Auguste et Claire © Benedicte Blondel
Au hasard des discussions, alors que vous vous êtes finalement décidé à déambuler tel l’astronaute dans 2001 odyssée de l’espace, vous comprenez « qu’il y a une culture du design qu’il faut absolument connaitre » ( à ce moment, vous sentez des gouttes perlées sur votre front) mais que, par chance, « le design, c’est petit ». Après cinq minutes, vous avez entendu six fois le mot « iconique » ; lu trois fois le mot « minimaliste » ; surpris le mot « commerce » près d’un canapé dont on vous précise « qu’en plus, il est confortable » ; saisi le mot « beau » au vol assorti à celui de « moche », comme deux inséparables qui chantent de concert dans un endroit garni d’effrayants espaces vides et silencieux. Le design vous fait hésiter. Vos gestes les plus naturels et les plus automatiques reculent devant les soucis infinis de l’ergonomie. La découverte du polyméthacrylate de méthyle vous émeut froidement comme un premier amour en Antarctique. Un cuir vous fait monter le rouge aux joues.

 

©Kaju Design
Vous n’osez plus poser votre postérieur sur une chaise ; vous restez hébété entre deux bureaux; vous errez près d’une étagère ; vous vous cramponnez à votre bic, buvez lentement un jus d’orange dans un verre dont vous vous surprenez même à observer la ligne du pied. Soudain, le monde a perdu deux tailles de pantalon ; il se rapetisse au fur et à mesure. Vous êtes trop grand en effet. Vous vous faites donc petit. Vous comprenez que le design prend le problème du bonheur par dessous la table et par dessus l’accoudoir. Depuis ses hauteurs, Gulliver ne pouvait que se méprendre sur la fonction essentielle du design, qui consiste à donner à l’usuel la forme de l’énigme, à l’ustensile l’étincelle de la rareté.  

 

Brussels Design Septemberen pratique

 

©Casamance
Rien ne nait « design » mais le devient uniquement par l’effet d’une magie qui vous conduit à serrer dans vos mains moites des espagnolettes que vous prenez pour des totems. Pareils à des chamans, il existe des hommes-design, tout comme il existe des hommes-sandwich ou des requins-marteaux. Debout ou assis, le designer s’exprime avec un accent scientifique, il a la mèche de cheveux récalcitrante d’un artiste en résidence et porte des chaussures artisanales en nubuck à peine sorties d’un train en provenance de Milan. Il discute d’éthique et d’économie, en anglais, en néerlandais et en français. Vous comprenez maintenant que même les objets ont leur aristocratie ponctuelle, qu’ils aiment se distinguer du luxe tapageur comme du snobisme, qui n’est jamais qu’un cynisme avec quelques belles manières. Vous levez la tête : une femme avec des cheveux courts et des lunettes rectangulaires vous propose des gaufrettes en vous parlant d’oxymore. Vous êtes, en effet, un chroniqueur paradoxal et, entre un tissu moiré et une lampe de chevet discrète, vous vacillez, assuré tout à coup que la vie peut se résoudre avec de la bakélite et finir non loin d’une chaise longue. Vous pouvez débutez votre voyage : un éclair de vérité vient de traverser le ciel du design. Vous sortez des nuages.

 

Suivez sur Bazar le Carnet Découverte de Simon Brunfaut. Notre choniqueur philosophique déambule au fil de Brussels Design September, jusqu’au 30 septembre Premier arrêt sur images ce samedi : visite de l’univers de Matali Crasset.