LA QUÊTE
DU CHEVALIER FABRE

Gilles Bechet -

 

A l’automne 2016, Jan Fabre perturbait avec son art de la métamorphose les fabuleuses collections du Musée de l’Ermitage. Deux de ces séries sont exposées à Bruxelles. Les troublantes œuvres en bleu à la Galerie Templon et les délicats portraits en marbre aux Musées royaux des Beaux-Arts. Visites guidées et tête à tête en exclusivité avec l'artiste
Vue d’exposition/ exhibition view, Jan Fabre, Knight of Despair, Warrior of Beauty, 2016, The State Hermitage Museum, Rubens Gallery (New Hermitage) (c) Angelos/bvba Photo Attilio Maranzano, Courtesy Galerie Templon, Paris - Brussels
Dans quelques-unes des salles de l’immense dédale que compose l’ancien Palais d’Hiver devenu un des plus grands musées du monde, Jan Fabre a raconté son histoire dont les échos se sont mêlés aux couleurs, aux chairs, aux armures et aux draps des maîtres baroques. Il y déploie comme un puzzle les pièces de son art qui est celui de la métamorphose et de la transformation. Des créatures fabuleuses, des êtres de bronze scintillant ou de plumes aux yeux écarquillés. Un artiste-visiteur en trompe-l’œil, le nez dans un tableau. Les serpentins fatigués d’une fête consumée, les vagues irisées des élytres de scarabées répondant aux tranches de cartilages de mystérieux pénitents. Et à proximité des chairs diaphanes de Rubens, la profondeur de ces bleus insondables qui ne se révèlent que sous la caresse d’un rayon lumineux.
The appearance and disappearance of Christ I, 2016 (c) Angelos/bvba Photo Attilio Maranzano, Courtesy Galerie Templon, Paris - Brussels
C’est pour retrouver ce moment magique qui scelle la frontière entre le jour et la nuit que Jan Fabre fait saigner les stylos Bic. Avec l’encre qu’il en extrait, il a couvert du papier, de la toile et même les murs d’un château. Ce bleu profond et légèrement irisé est comme le sang de l’écriture et de la poésie. Placées loin du regard à Saint-Petersbourg, les œuvres se retrouvent ici à hauteur d’homme pour mieux apparaître et disparaître en happant le regard du spectateur. Si ces images s’inspirent de Rubens, ce n’est pas pour plagier ou simuler le grand peintre anversois mais mais plutôt pour s’imprégner de la plastique des corps, qui est ici complètement décontextualisée. Le Christ de Fabre est un Christ descendu de la croix. Entravé mais pas résigné, il regarde devant lui, tendant le cou. On ne sait pas ce qu’il voit. On ne peut qu’imaginer.
Interviewlong format
Jan Fabre, Love is the power supreme (still image), 2016 Costume sculpture by Jan Fabre, Directed by Wannes Peremans (c) Angelos bvba / State Hermitage Museum, St Petersbourg
Ô Chevalier du Désespoir et Guerrier de la Beauté, tu te confrontes à l’art des anciens et tu viens leur marquer tout ton respect. Tu t’agenouilles, tu poses tes lèvres sur les cadres dorés et sur les toiles patinées par les âges. Dans les couloirs de l’immense musée, l’artiste revêtu de sa carapace de métal, part en mission. Sa performance est une épreuve physique, très physique, qui marque son corps. L’armure grince, mais elle est surtout lourde et coupante. Cette déambulation brinquebalante et solitaire devant la caméra est un pèlerinage à l’art et à l’enfance. Quand il était enfant, Jan Fabre jouait avec les châteaux de fortune que son père découpait et assemblait dans de maigres panneaux d’aggloméré. Ses boucliers étaient décorés de traces des bâtons de rouge à lèvres émoussé que lui laissait sa mère. Aujourd’hui inlassablement, il repart au combat. A l’assaut de la beauté, toujours si vulnérable.
Jan Fabre, My Queens, Barbara de Bruges, Ivana de Zagreb (c) Angelos bvba, Photo Pat Verbruggen
Barbara de Bruges, Els de Bruges, Gerda d’Anvers, Ivana de Zagreb, Joanna de Gand, Katrien de Gand, Sophie de Gand et Maria de Hasselt, les huit bas-reliefs monumentaux qui, à l’Ermitage, étaient disposés dans la salle des Van Dyck, s’invitent à Bruxelles chez un autre baroque anversois, Jacques Jordaens. Les reines que Jan Fabre a sculptées avec délicatesse dans le plus fin des marbres de Carrare ont la noblesse des sentiments, de la fidélité en amitié. La précision du rendu et le souci du détail répondent à la virtuosité et à la diversité des matières. Reines d’un jour, comme l’atteste le chapeau de fête, elles seront reines de toujours comme le souligne le léger sourire qui affleure leurs lèvres sur la blanche surface crémeuse du marbre. La douce ironie teintée d’assurance qui couronne ces nobles profils contemporains d’un cône de papier fait écho à la joyeuse tablée d’Épiphanie peint par Jordaens au XVIIe siècle. Mais peu importe le tumulte de fêtes, les Reines de Fabre conservent leur tranquille assurance, celle de chercher la beauté dans le plaisir et l’amitié.
Jan Fabre, My Queens, Sophie de Gand (c) Angelos bvba, Photo Pat Verbruggen Jan Fabre, My Queens, Ma future reine Elisabeth de Belgique (c) Angelos bvba, Photo Attilio Maranzano
Au milieu de la petite salle qui surplombe le hall se dresse la statue de la princesse héritière Elisabeth. Saisie dans toute l’insouciance de sa jeunesse et dans l’euphorie de la fête, l’effigie de la future Reine des Belges contemple en contrebas la statue de son arrière grand père Léopold, premier roi des Belges, habité de tout le sérieux hiératique qu’il doit à son lignage et à sa fonction. Ce qui n’est pas le cas du roi boit ! de Jordaens, tout en exubérance alcoolisée. Au tableau qui a l’habitude de ces cimaises, Jan Fabre a tenu à placer en vis-à-vis une autre version de la même scène que le musée garde dans ces réserves. Comme il était fréquent à l’époque, le peintre et son atelier fournissant à la demande de multiples version d’une même toile. Jouer au jeu des sept erreurs peut nous mener loin tant les deux versions sont à la fois proches et différentes, à commencer par l’expression du roi, une fois pensif et l’autre d’une exubérante hilarité.
Infospratiques
Jan Fabre, Sexy Orgue de Barbarie Belge, 2017 (c) Angelos/bvba, Courtesy Galerie Templon, Paris - Brussels
Dans son dernier spectacle fleuve, Belgian Rules/Belgium Rules, Jan Fabre adresse une déclaration d’amour iconoclaste à ce pays et à sa culture dont il est une des pousses sauvages. Pour inaugurer le nouvel espace de la Galerie Templon à Paris, il crée un grand tête-à-queue artistique où le vernaculaire prend la mesure du sacré. Ou est-ce l’inverse ? Avec Jan Fabre et la Belgique, le sexe comme la religion sont des manifestations folkloriques, ce qui n’empêche qu’il convient de les prendre au sérieux et avec dévotion. Cette exposition, pour laquelle il a eu carte blanche, rassemble une cinquantaine de dessins inédits et des sculptures, parfois de grandes taille, réalisées à partir d’objets glanés sur des brocantes ou extirpés de belges greniers. On y assiste à la rencontre improbable du sexe et de la musique mécanique, d’un crucifix et d’un coureur cycliste. Sur la ligne d’arrivée.