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Fabre
Jan Fabre, Photo Carlotta Manaigo

Jan Fabre
Interview long format

Gilles Bechet -

 

19 avril, journée chargée pour Jan Fabre qui introduit son exposition My Queens aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique et qui règle les derniers détails des représentations de son spectacle Belgian Rules/Belgium Rules que sa troupe présente pour deux jours au Kaai Theater. Mais c’est une journée presque comme une autre pour l’artiste qui prend rarement le temps de souffler. Heureusement, ses besoins de sommeil sont assez limités, et que la nuit est réservée à la création plus intime. Entre une présence discrète auprès de ses marbres dans la salle des Jordaens, un selfie avec une blogueuse chinoise et une cigarette partagée avec un collaborateur d’Angeloos sur les trottoirs de la place Royale, il prend le temps de répondre à nos questions dans le café du Musée où le personnel retient son souffle avant la déferlante du vernissage officiel.

 

 

Les blue works, comme les portraits de vos Reines en marbre, que vous montrez à Bruxelles ont d’abord été exposés au musée de l’Ermitage. Quand ces pièces sont présentées dans un autre contexte, est-ce qu’il y a quelque chose qui change ?

L’exposition à l’Ermitage était un projet énorme que j’ai essentiellement abordé comme des espaces à remplir. Il y avait 26 salles, je crois. J’ai approché chaque espace comme une installation. Les Blue works étaient inspirés par trois peintures importantes de Rubens et ça installait un réel dialogue. Je suis content de les voir en galerie aussi parce que c’est la première fois que le public les voit de si près. Le rapport avec les œuvres est beaucoup plus intime, ce qui permet de voir tous les détails. Il s’agit d’une création très complexe. Pour chaque image, j’ai d’abord fait une photo avec un des acteurs de ma troupe. Puis, j’en ai fait un dessin que j’ai photographié et sur cette photo, j’ai appliqué plusieurs couches de bic bleu.

 

Combien de temps cela vous a pris ?
Six mois pour une photo je pense. C’est une méthode très lente.

 

Dans l’exposition à l’Ermitage, les images bleues sont placées très haut, presque hors de portée ?

On s’est arrangé pour mettre des lampes de poche à la disposition du public. Sinon, ils pouvaient utiliser la lampe de leurs smartphones. Mais l’idée de ce travail, comme l’indique le titre, c’est que l’image apparaisse et disparaisse en fonction des déplacements.

 

Est-ce une autre manière de dire qu’il y a trop d’images aujourd’hui ? Si on veut voir vos images, il faut aller jusqu’à elles, elles ne se donnent pas facilement ?

Oui, c’est exactement ça. Moi je prends du temps pour créer l’œuvre et le spectateur doit prendre son temps pour l’expérience du regard. On n’est pas dans un effet Coca Cola où on consomme par le regard. Il faut l’approcher, la dépasser, la regarder de différentes manières, sous différents angles pour qu’elle ne se révèle pas trop rapidement.

 

Vos interventions dans les grands musées historiques à Anvers, au Louvre et à l’Ermitage sous-tendent-elles une réflexion sur ce qu’est et ce que devrait être un musée ?

Je suis le premier artiste vivant à avoir eu le privilège d’être exposé au Louvre et à l’Ermitage, donc pour moi, c’était une aventure incroyable. Avec l’Ermitage, j’ai travaillé trois ans pour mettre en place cette exposition. Il faut dire aussi que j’adore ces grands musées au style un peu vieux jeu. Aujourd’hui, les musées d’art contemporains sont un peu comme des supermarchés. Ils sont dans un jeu de concurrence les uns avec les autres, ils doivent organiser des événements et ce genre de choses. J’adore ces vieux bâtiments, ils sont porteurs d’une mémoire de l’histoire et de l’histoire de l’art. Dans mon travail, il y a toujours un profond dialogue entre le passé et le présent. Je suis persuadé qu’on ne peut être d’avant-garde si on ne connait pas parfaitement la tradition.

 

Est-ce pareil pour le public, doit-il connaitre les grands maîtres anciens pour comprendre l’avant-garde ?

Oui je le pense. J’ai eu le sentiment avec ces deux expériences, que tout à coup le public regardait tous ces chefs-d’œuvres avec un regard très contemporain. Quand je travaillais au Louvre, mon travail était en dialogue avec une petite peinture de Jérôme Bosch, La Nef des fous. Je connaissais ce tableau, mais en le regardant plus attentivement, j’ai remarqué son côté subversif. Nombreux de ces artistes, comme Bosch, sont très subversifs. Ils attaquent les symboles du pouvoir, l’église. Une partie de ces peintres sont bien plus radicaux que bien des œuvres contemporaines. Vous pouvez ressentir que le public, en regardant mon travail, porte un regard beaucoup plus contemporain sur ces vieux maîtres.

 

Ces shows dans des grands musées ont-ils eu un impact sur votre manière d’aborder le travail ?

Non, je ne suis pas le genre d’artiste qui crée sur demande. Les idées me viennent en continu. C’est bien avant l’Ermitage que j’ai décidé de faire la série Mes Reines où je fais des portraits en marbre de mes amies. Certaines d’entre-elles, comme Maria Martens est à mes côtés depuis 35 ans, elle est ma dramaturge, ma sœur de coeur. Barbara De Kooninck, c’est depuis 27 ans. Toutes ces femmes sont devenues des collaboratrices très proches et je voulais leur rendre hommage. Je pensais aussi que ce serait chouette que ce pays soit un jour gouverné par des femmes et comme ça tout s’est mis ensemble dans mon esprit au moment où je recevais une invitation de l’Ermitage, j’ai montré ces nouvelles pièces au curateur. Il les a les trouvées fantastiques et m’a proposé de les mettre dans les salles Van Dijck. Aujourd’hui, les curateurs fonctionnent souvent comme des metteurs en scène qui dirigent les artistes comme s’ils étaient des acteurs qui créent sur demande. Moi je ne fonctionne pas comme ça, sans doute parce que je suis moi-même metteur en scène. (Il rit de bon coeur)

 

Pourquoi avez-vous choisi le marbre et les bas reliefs pour les portraits de vos Reines ?

Le marbre est un matériau qui a un côté très pur. Celui-ci est du Carrare très fin, d’un blanc laiteux qui a quelque chose de presque virginal.

 

La princesse Elisabeth est représentée de plein pied alors que les autres sont en relief, pourquoi ?
Je ne sais pas. Je pense que je voulais rendre mes amies encore plus royales en les sculptant en bas relief, un peu dans la tradition des portraits classiques et je voulais montrer la princesse comme une jeune fille d’aujourd’hui avec son jeans et ses petites ballerines. Elle porte elle aussi le même chapeau que mes reines qui rappelle la fête et la joie du carnaval, La joie d’être belge.

 

Diriez-vous que la peinture ancienne est une zone de confort pour vous ?

En fait, je vole beaucoup aux anciens maîtres. Quand j’étais gamin, mon père m’emmenait au zoo pour dessiner le public et les animaux. Il m’a transmis l’amour du dessin d’après modèle. Quand j’avais 13-14 ans, il m’a emmené à la Maison Rubens et au Musée des Beaux-Arts d’Anvers pour y copier les peintures. Je suis tombé amoureux de la qualité et de la finesse du travail de ces maitres anciens. Aujourd’hui, quand je travaille les lumières dans un projet théâtral, je pose souvent un livre sur Rubens sur ma table. Toutes les lumières chez Rubens étaient de la mise en scène. C’était Hollywood avant l’heure. On dirait presque qu’il a dissimulé des spots dans le tableau. Donc pour différentes raisons, je vole aux anciens maitres. Quand vous êtes né à Anvers, le passé vous apprend que vous êtes un nain au pays des géants.

 

Avez-vous encore des moments de doute ?

Bien sur. Chaque jour, je me demande pourquoi je suis un artiste et pourquoi je fais ce que je fais. Je pense que c’est mon moteur. Mes plus grands doutes sont ce qui me fait avancer. Parce qu’à travers ses doutes, on creuse en soi-même et on décortique son travail. C’est parce que je doute énormément que je suis un artiste toujours attiré par l’expérimentation. Quand vous regardez mon œuvre, elle est très complexe. Parce que je doute tout le temps, je cherche et j’expérimente.

 

Ressentez-vous une pression à être un artiste reconnu et d’être à la position où vous êtes ?

Quand vous êtes jeune, vous aspirez à exposer au Stedelijk ou à Beaubourg, vous voulez être montré en galerie. Maintenant, j’ai quarante années de carrière derrière moi et j’apprécie d’avancer en âge parce que l’ambition se tourne vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur.

 

Ce n’est plus la même urgence ?

Non, bien entendu. Je me souviens très bien quand j’ai reçu ma première invitation à exposer au Stedelijk à Amsterdam, j’avais 23-24 ans et on me proposait un espace à côté de la peinture Who’s afraid of Red, Yellow and Blue de Barnett Newman. Je n’en ai pas dormi pendant deux semaines. En tant que jeune artiste, j’étais obsédé par l’idée d’exposer dans ces grands musées et galeries et de me produire dans de grands festivals de théâtre. Maintenant que tout ça est derrière moi, j’ai comme un sentiment de liberté. L’urgence a diminué en intensité, elle se tourne encore plus vers la recherche dans mon travail et les risques que je peux prendre pour y arriver.

 

En même temps, avec les louanges, les flatteries et l’admiration dont vous faites l’objet, n’êtes-vous pas presque le seul à pouvoir être critique envers vous-même ?

Ne vous en faites pas. Mes Reines sont très critiques avec moi. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai fait ces portraits. Certaines de ces femmes travaillaient déjà avec moi quand je dormais encore par terre. J’exposais dans de petites galeries et les plus petits théâtres, pas encore dans les musées et elles étaient déjà à mes côtés. Donc forcement, elles m’ont accompagné dans mon parcours vers les grands musées et elles restent très critiques avec moi parce qu’elles ne se soucient pas des manières, du pouvoir et du succès. J’ai fait ces portraits parce qu’elles sont mes complices. Si je fais quelque chose qui ne leur plait pas, elles n’hésiteront pas à me couper la tête. (il se remet à rire)

 

Des écrivains font parfois face à l’angoisse de la page blanche, est-ce quelque chose qui vous arrive aussi ?

Non jamais. Chaque nuit, j’écris, je prends des notes. Je suis comme un musicien de jazz qui fait des gammes. J’écris mon journal chaque nuit, je fais des croquis et des dessins. Un croquis ira dans un tiroir, un autre sur le bureau ou un troisième dans la corbeille. C’est comme une respiration pour moi. Vous m’enlevez ça et je pourrais en mourir. Ça m’apaise aussi beaucoup de m’y consacrer la nuit.

 

Vous n’avez jamais la crainte de vous répéter ?

Non. En 1982, j’ai écrit un texte où je développe qu’un artiste est condamné à se répéter. Mais si je me compare à certains de mes collègues, mon œuvre est assez complexe. Sur 40 ans, vous avez la période au bic bleu, les marbres, les bronzes et la série des performances et actions Stigmata. Il y en a plus de 90. Mon œuvre est essentiellement comme un livre avec des ratures, des chapitres et des réécritures qui vous permettent d’aller plus loin. La répétition est une sorte de cannibalisme où au plus vous mangez des choses, au plus vous pouvez en vomir d’autres.

 

C’est une manière de revenir sur ce qu’on fait pour chercher une perfection qu’on ne trouve jamais ?

Oui, car la répétition est comme une toile. C’est la même chose et en même temps jamais la même chose.

 

 

 

 

Infos pratiques

 

The Appearance and Disappearance of Antwerp / Bacchus / Christ
jusqu’au 02 juin 2018
Galerie Templon Brussels

Folklore Sexuel Belge, Mer du Nord Sexuelle Belge
jusqu’au 21 juillet 2018
Galerie Templon Paris
www.templon.com

My Queens
Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique
jusqu’au 19 août 2018
www.fine-arts-museum.be