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Philip Rylands ©Peggy Guggenheim Collection, Venice.

Full Abstraction
Le regard de Philip Rylands

Gilles Bechet -

Directeur et responsable des opérations de la Peggy Guggenheim Collection de Venise, Philip Rylands a supervisé la mise en place de l’exposition à Bruxelles Guggenheim Full Abstraction à l’ING Art Center. Il évoque le regard du spectateur et le pouvoir de subversion toujours intact de l’abstraction.

Exposer une collection, c’est extraire du sens et des correspondances qui n’étaient pas nécessairement présents au moment de l’achat des œuvres ?

Faire émerger un sens d’un ensemble de peintures, ce qui n’est pas si facile avec l’art abstrait, est une des satisfactions offertes au visiteur. Si vous visitez une exposition et que les œuvres ne vous parlent pas, vous vous sentez déçu, déprimé. Avec l’accrochage des images et notre volonté de présenter différents courants de l’abstraction, on a voulu raconter quelque chose, lancer des questionnements.

Avec le recul de l’histoire, les œuvres nous parlent différemment qu’au moment où elles ont été créées. Elles appartiennent au spectateur et non plus à l’artiste. Quelque chose a-t-il été perdu en route ?

Ce qui compte c’est que les artistes l’ont fait à un moment de l’histoire, et ils l’ont fait avec l’impulsion de l’art en train de se faire. Maintenant que c’est du passé, cette dynamique qui pousse à faire quelque chose de vraiment neuf et à essayer de nouvelles idées est perdue. Reproduire aujourd’hui ce type de travaux serait ressasser de vieilles idées. L’originalité et la fraîcheur du travail résultent en partie d’une réponse à l’art qui s’est fait avant eux. Si vous enlevez cet élément, c’est comme si l’image était vidée de sa force et qu’elle devient une appropriation, une citation, un retour en arrière vers quelque chose avec moins d’adrénaline.

L’exposition suit le cheminement de Peggy Guggenheim d’Europe en Amérique et vice-versa mais reprend aussi des pièces de la collection de Solomon Guggenheim. Comment ces deux collectionneurs se complètent-ils ?

Peggy était plus encyclopédique et s’intéressait à toutes les avant-gardes du XXème siècle, alors que Solomon a couvert l’art de ce siècle avec un intérêt très marqué pour l’abstraction qu’on a poursuivi dans le choix des œuvres pour cette exposition. C’est pour ça aussi que le titre full abstraction est bien choisi, puisque l’exposition couvre différentes tendances de l’abstraction. Et c’est important d’avoir un titre qui donne des pistes sur ce qu’on peut voir.

Dans les années d’après-guerre, l’abstraction était subversive et provocante ?

Elle l’était et elle l’est toujours. Le public questionne, le public veut du sens. Les gens veulent un narratif et une part importante de l’art contemporain est d’ailleurs revenue à la figuration et à l’intégration de mots ou des phrases. Le public a ainsi la satisfaction d’une image qui a un contenu visuel et verbal. En 66, dans une interview à propos de la fin de la peinture, Frank Stella disait « What you see is what you see ». On a une image peinte sur une toile et cette image se rapproche de l’abstraction pure. Je pense que pour des gens qui ne sont pas dans le cercle des collectionneurs ou des amateurs d’art, ça reste difficile d’aborder l’abstraction sans aprioris. Un contexte comme celui de Full abstraction où le visiteur est plongé dans un environnement qui l’incite à ouvrir les yeux et son esprit est très salutaire. J’espère qu’un public nombreux viendra voir l’exposition pour se réconcilier avec l’abstraction.

Cette exposition a donc une mission ?

Oui, je pense que c’est notre mission d’aider les gens à regarder et à prendre plaisir à l’art, quelle que soit sa forme. Et à tout le moins, vous pouvez offrir aux gens une stimulation intellectuelle et une satisfaction visuelle à l’issue de la visite de l’exposition.

Quel est l’objectif de la fondation Guggenheim aujourd’hui ?

La collection Peggy Guggenheim à Venise continue à célébrer l’histoire de Peggy Guggenheim et tend à se concentrer sur l’art de son époque, c’est-à-dire tout le XXème siècle jusqu’aux années 70 quand peintures et sculptures étaient encore l’expression privilégiée de l’avant-garde. Maintenant, on a des œuvres conceptuelles, des installations, des vidéos, des performances et du cyber art. On a glissé dans un monde où l’art ne semble plus avoir la moindre définition. C’est un peu l’effet Warhol Brillo Box où la définition de ce qu’est l’art s’est dilué. L’exposition qui vient de s’ouvrir « My Weapon Against the Atom Bomb is a Blade of Grass » est une rétrospective de l’œuvre de Tancredi Parmeggiani, un des artistes italiens les plus prolifiques et originaux de la deuxième moitié du XXe siècle.

Et puis, il y a le musée de New York ?

Sa politique d’exposition parcourt tout l’art moderne de Manet à aujourd’hui. Il y a actuellement une exposition sur l’artiste minimaliste canadienne Agnès Martin et l’année prochaine une autre sera consacrée au symbolisme mystique du salon de la Rose Croix à Paris à la fin du XIX ème. Nous ne regardons pas seulement vers le passé, la fondation Guggenheim se consacre aussi à documenter l’art d’aujourd’hui avec une approche différente de la plupart des autres musées.

De quelle manière ?
On veille à s’éloigner de l’axe Amérique du Nord-Europe qui a tendance à dominer l’activité des musées contemporains. Notre intérêt pour les cinq continents passe par l’acquisition d’œuvres de ces artistes mais implique aussi de s’interroger sur les conditions de la création artistique sur ces continents avec des cultures et des contextes très différents. Le Guggenheim devient ainsi une institution artistique vraiment globale.

Avec le thème du voyage, l’exposition met en lumière les aller-retours d’artistes et collectionneurs entre l’Europe et l’Amérique du nord, un échange intense qui précède un marché et une scène artistique de plus en plus globale.

Oui et c’était même une attractivité centrée sur Paris et New York, à tel point que la carrière d’un grand artiste abstrait comme Mark Tobey a souffert du fait d’avoir longtemps vécu à Seattle. De même Claire Falkenstein, dont nous avons des œuvres à Venise. Cette artiste américaine, amie de Peggy qui a vécu à Paris dans les années 50, a réalisé en 1961 les portes du Palazzo Venier dei Leoni qui abrite la Collection à Venise. Elle a ensuite disparu de la scène artistique parce qu’elle a vécu pendant près de vingt ans sur la côte ouest, à Los Angeles.

Peggy a-t-elle laissé des écrits ou des mémoires ?
Elle a écrit une très bonne autobiographie Out of this Century (Ma vie et mes folies, Perrin 2004). Elle y raconte ses amours et ses aventures dans la vie. Elle n’était pas critique d’art, elle n’avait aucune prétention académique, ce n’était pas une artiste, elle a vécu une vie très pleine dont elle raconte tout avec beaucoup de candeur.

Alors que tellement de choses ont été écrites sur l’art, pensez-vous qu’il soit encore possible de regarder ces peintures avec un œil frais ?

Quand je regarde la toile de Ellsworth Kelly que nous montrons, je peux me demander si je l’aime parce qu’elle est merveilleuse ou parce que c’est un Kelly ? Je ne suis pas historien, mais je connais cet artiste et son importance à son époque et je trouve que c’est une bonne peinture. Aujourd’hui, on doit bien constater qu’il est devenu très difficile d’avancer une définition personnelle de ce qui peut être intéressant en art. Une grande partie de ce qu’on expose présente peu d’intérêt, pour moi en tout cas. Beaucoup d’œuvres sont largement muettes en termes de communication, de plaisir et d’idées et arriveront difficilement à changer un point de vue sur le monde. C’est un grand défi aujourd’hui de découvrir ce que vous aimez réellement et sincèrement parce que bon nombre de collectionneurs semblent d’abord s’intéresser aux grands noms. Ils collectionnent des noms plutôt que des artistes. L’art aujourd’hui se présente de manière tellement diffuse et tellement variée que ça rend les choix vraiment difficiles, mais néanmoins passionnants et gratifiants.

Guggenheim  full abstraction à l’ING ART CENTER infos pratiques