COMPLÈTEMENT
GUGGENHEIM

Gilles Bechet -

À travers les choix audacieux de deux collectionneurs hors normes, Peggy et son oncle Solomon Guggenheim, c’est le parcours artistique de l’abstraction entre l’Europe et l’Amérique des années 40 et 60 qui se dessine à l’ING Art Center.

 

 

Peggy Guggenheim et Max Ernst dans la Galerie surréaliste d’Art of This Century, New York, vers 1942. De gauche à droite : Max Ernst, Le Baiser (1927, Collection Peggy Guggenheim) et Couple zoomorphe (1933, Collection Peggy Guggenheim) Avec l’aimable autorisation de la Fondation Solomon R. Guggenheim

Dans sa galerie Art of This Century ouverte à New York en 1942, Peggy Guggenheim voulait montrer l’art de son siècle, alors encore imprégné par les grands courants modernistes européens. À la soirée de lancement, elle portait à une oreille une boucle d’oreille de Tanguy, à l’autre un bijou de Calder, comme pour affirmer son impartialité entre l’abstraction et le surréalisme, l’Europe et l’Amérique. Le mobilier et l’aménagement en bois biomorphiques dessinés par l’architecte Frederick Kiesler devant contribuer à offrir au public une expérience inédite de l’art.

 

 

Marcel Duchamp (1887-1968) Boîte-en-valise, 1941 Valise en cuir, contenant des répliques en miniature et des reproductions en couleur des oeuvres de Duchamp, ainsi qu’une photographie avec rehauts au crayon, gouache et encre, 40,7 x 37,2 x 10,1 cm Peggy Guggenheim Collection, Venise Photo Sergio Martucci © Succession Marcel Duchamp SABAM Belgique 2016

C’est avec la La boîte-en-valise de Marcel Duchamp que commence l’exposition. Et le début d’un voyage. Ce musée portatif est une belle métaphore du voyage des objets comme des artistes. On peut voir aussi dans cette mini collection de soixante et une reproductions et d’un original, un jeu de miroir entre l’artiste créateur et l’artiste reproducteur. Exemplaire n°1 de l’édition de luxe entamée en 1941, cette valise a été offerte et dédicacée à Peggy Guggenheim qui aida financièrement Duchamp à produire ses multiples.

 

 

 

Roberto Sebastian Matta Le dénommeur renommé ( The Un-Nominator Renominated) 1952-53 huile sur toile 120,4 x 175 cm Peggy Guggenheim Collection, Venise Photo David Heald © SABAM Belgique 2016

Roberto Matta est un de ces artistes un peu oubliés que l’exposition met en avant. Né au Chili, il était une figure importante de la communauté avant-gardiste new yorkaise et de la transition entre surréalisme et l’abstraction. Dans son atelier de la 10e avenue, Matta organisait des séances de dessins automatique que fréquentaient Jackson Pollock, Arshile Gorky, William Baziotes, et Robert Motherwell, des artistes qu’on retrouvait aussi dans les salons de Peggy Guggenheim tout proches.

 

 
Le regardde Philip
Rylands

Jean Dubuffet (1901-1985) Portrait du soldat Lucien Geominne, décembre 1950 Mixed media à base d’huile sur masonite, 64,8 x 61,6 cm Solomon R. Guggenheim Foundation New York Collection Hannelore B. et Rudolph B. Schulhof, legs de Hannelore B. Schulhof 2012 Photo David Heald © Jean Dubuffet SABAM Belgique 2016

Jean Dubuffet a vécu brièvement à New York de 1951 à 1952. Il est avec Lucio Fontana un des artistes européen majeurs qui ont suscité l’intérêt de Peggy Guggenheim et des collectionneurs dans le New York des années 60 et 70. La force des deux créateurs qui se font face est impressionnante. Autant Dubuffet ne se réduit pas à l’art brut, autant Fontana dépasse les toiles blanches fendues. Du premier, cet intense portrait du soldat Lucien Geominne dont l’oeil et la bouche nous transpercent et du second une huile et paillettes sur toile qui scintille comme un feu d’artifice.

 

 

 

Jackson Pollock (1912-1956) Numéro 18 ( Number 18) 1950 Huile et émail sur masonite, 56 x 56,7 cm Solomon R. Guggenheim Museum New York Don de Janet C. Hauck en mémoire de Alicia Guggenheim et Fred Hauck Photo Kristopher McKay © Pollock-Krasner Foundation SABAM Belgique 2016

Soutien indéfectible du jeune Jackson Pollock, Peggy fut aussi la première à exposer son travail. L’exposition Full abstraction offre la chance rare de découvrir la matrice créatrice du Pollock avant qu’il ne se lance dans l’hypnotique et méticuleuse danse du dripping. L’artiste qui a eu l’ambition de changer la pratique de la peinture et de créer un art américain vide d’influences n’est pas parti d’une toile blanche. Marqué par la force brute du surréalisme et par les formes de Picasso, il est aussi profondément imprégné des symboles totémiques et chamaniques. La série très peu montrée de six sérigraphies de 1951 où apparaissent des visages est peut-être une indication de l’évolution de son œuvre si elle n’avait pas été brutalement interrompue.

 
La visiondu
curateur

Mark Rothko ( 1903-1970)Sans titre (Rouge) (Untilted Red ),1968Huile sur papier monté sur toile, 83,8 x 65,4 cmSolomon R. Guggenheim Foundation New YorkCollection Hannelore B. et Rudolph B. Schulhof, legs de Hannelore B. Schulhof 2012Photo David Heald © Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko SABAM Belgique 2016

 

Ce n’est pas une chapelle, mais elle en a l’intimité. Dans le petit espace tendu de bleu, deux œuvres de Mark Rothko, qui fut également exposé à la galerie Art of This Century. Dans la première de 1947 où apparaissent les fondamentaux de son architecture picturale, on distingue encore des traces de ses premières inspirations dans la mythologie et l’art primitif, la seconde, de 1968, appartient à sa période de maturité avec ses rectangles lumineux et frontaux qui ne s’expliquent pas, ils se reçoivent et se méditent.

 
GUGGENHEIMinfos
pratiques

Frank Stella (b. 1936) Mêlée de gris (Gray Scramble), 1968-69 Solomon R. Guggenheim Foundation New York Collection Hannelore B. et Rudolph B. Schulhof, legs de Hannelore B. Schulhof 2012 Photo David Heald © Frank Stella SABAM Belgique 2016

Le voyage s’achève avec les couleurs concentriques de Frank Stella, les formes monumentales d’Ellsworth Kelly et les dessins caressés de Cy Twombly. L’époque a changé, l’abstraction post picturale comme on l’appelle semble apaisée, méditative à l’image de la parenthèse insouciante des sixties alors que couvait la révolution. Ces œuvres ont été cédées à la Fondation Solomon Guggenheim par Hannelore Schulhof, collectionneuse et amie de Peggy. Les deux femmes qui s’étaient rencontrées à la biennale de Venise en 1954 partageaient les mêmes goûts et ont développé des collections jumelles et complémentaire désormais réunies à Venise.