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Lacuna
Trixie Whitley , photo Kylie Coutts

Trixie Whitley
interview long format

Gilles Bechet -

 

Avec, Lacuna son troisième album, Trixie Whitley réalise la fusion dont elle rêve depuis son adolescence, mixant les inflexions blues rock de ses débuts aux sonorités et rythmiques électroniques , ainsi qu’aux discrètes influences orientales, l’artiste belgo-américaine réussit un disque aussi accessible qu’aventureux.

Dans une interview franche et intime, elle précise quelques unes des émotions et réflexions qui ont participé à l’élaboration de cet album.

 

Avec cet album, on s’éloigne du style plus rock blues des deux précédents, aviez vous besoin de changement ou est-ce plutôt une évolution naturelle ?
Avant d’écrire la moindre chanson, je me suis lancée dans une sorte de méditation sur ce que j’avais envie de communiquer et je me suis mise à écrire tout ce qui me passait par la tête sans idée précise. J’ai écrit trois pages de mots, d’idées de références et même de bouts de chansons et j’ai envoyé tout ça à Little Shalimar. J’avais entendu Run the Jewels à New York et j’étais vraiment intriguée par ces gars. Ce qu’ils faisaient sonnait bien plus frais et original que tout ce que j’avais entendu en hip hop depuis 10 ans. Comme le courant est bien passé, je lui ai envoyé mon synopsis. Il a été épaté et moi un peu embarrassée parce que ça me semblait quand même un peu bizarre. J’ai déjà travaillé avec des gens très différents et en tant que jeune artiste féminine, c’est parfois un défi de convaincre un collaborateur de respecter vos idées. Il s’est servi de ces réflexions comme d’une carte pour lui indiquer la direction à suivre.

 

Ce n’est pas nécessairement simple de passer des mots à la musique et inversement ?
Oui c’est difficile, mais c’est aussi un bon exercice pour moi d’arriver à clarifier mes intentions, même si pour quelqu’un d’autre ça pouvait paraître très abstrait. Au cours du travail, Little Shalimar m’a demandé si ce n’était pas de la synesthésie. C’est un mot que je n’avais jamais entendu jusqu’à ce qu’il m’en parle. Effectivement, je me sers souvent des couleurs et même des odeurs pour expliquer ce que je veux. Je dis que j’aimerais que ce passage sonne comme ce parfum ou qu’un autre sonne comme cette couleur.

 

Dans votre voix, on entend parfois des inflexions très orientales.
J’ai écouté beaucoup de musique d’Afrique du Nord ou de la musique éthiopienne. Et le Gnawa est une musique qui me touche beaucoup, sans que ça me viendrait à l’idée d’en reproduire les sonorités ou les mélodies. Je respecte les influences qui se sont infiltrées jusque dans mon inconscient. J’ai beaucoup d’influences musicales, et je ne cherche pas à me limiter à un style bien précis, je prends juste ce qui arrive en m’efforçant de le rendre aussi authentique que possible. J’accepte d’être une créature multiple avec toutes sortes d’influences et ce n’est pas plus mal qu’elles arrivent à coexister toutes ensemble.

 

La danse vous accompagne depuis votre enfance quand vous aviez tourné avec Sidi Larbi Cherkaoui, jusque récemment où vous vous êtes produite avec Wim Vandekeybus. Et dans les premières vidéos pour cet album, vous vous êtes mise à danser. Quelles sont pour vous les liens entre danse et musique ?
J’ai toujours aimé danser. Quand j’étais enfant et plus tard comme chanteuse, j’ai toujours été sensible au rythme qui s’inscrit dans le corps et aux poses entre ces rythmes, c’est pour ça que pour moi la danse est tellement musicale. Quand je vois des danseurs, j’entends la musique aussi. Les danseurs sont incroyablement rythmiques. La danse et la batterie ont été mes deux premières formes d’expression. Pour moi la danse, c’est la musique et la musique devrait aussi être de la danse. Ils sont pour moi inséparables. D’une certaine manière, je regrette que je n’ai pas intégré plus tôt la musique dans mon langage corporel. A travers ce disque, j’ai compris pourquoi. Ce sont les traumas et les abus sexuels que j’ai subi dans l’environnement machiste de l’industrie musicale qui m’ont poussée à fermer mon corps pour me protéger. J’avais l’impression que si j’exposais ma sensualité physique sans un instrument pour me protéger, je ne pouvais pas me sentir en sécurité. Avec ces trois vidéos, j’ai pu ré-apprendre à me sentir en sécurité dans mon expression physique. Quand j’ai accouché, une de mes amies m’a dit qu’elle voyait cette naissance comme une danse et j’ai réalisé que la danse était en moi comme le moyen d’expression le plus naturel, sauf que je n’ai pas encore eu les moyens de l’exprimer par la musique.

 

Quel est le sens du titre Lacuna ?
J’expliquais à un ami, qui est aussi écrivain, que tout ce disque tourne autour des manques, de ce qu’il y a entre les choses, de moments en creux et il m’a suggéré Lacuna. On a beaucoup parlé de tout ce qui s’était passé autour du mouvement Me too. Et de tous ces pièces manquantes dans notre modèle culturel. Et comment toutes ces histoires qui ont été cachées vont former un nouveau paradigme. Toutes ces histoires et ces sentiments muselés sont ces lacunes qui vont entrer dans notre récit collectif. Et ce sont ces histoires qui m’intéressent maintenant.

 

Quel est le dernier livre qui vous a plu et que vous avez envie de recommander ?
C’est celui de Gloria Steinem, Ma vie sur la route : Mémoires d’une icône féministe, il est formidable et vraiment instructif. Avec les livres, je fais mon éducation. Je lis peu de fiction j’aime beaucoup la poésie. Pour le moment, je lis les mémoires d’Angela Davis.

Lire la chronique du CD de Trixie Whitley ici

CD Lacuna, Trixie Whitley, CD Unday Records, 11 titres, 42 minutes