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©Walter Swennen

WALTER SWENNEN
INTERVIEW LONG FORMAT

Gilles Bechet -

Walter Swennnen aime parler et déteste délivrer un mode d’emploi à ses énigmes qui n’en sont pas. Son débit est posé et rapide. Jamais, il n’élève la voix, et souvent il pouffe de rire. C’est le genre d’homme qui peut venir à un vernissage en smoking tirant derrière lui une casserole retenue par une ficelle. Avec sa grande carcasse élégante et flegmatique, il rappelle les silhouettes du cinéma muet. Ca tombe bien, il se méfie des mots. Tout en étant un intarissable bavard. Il n’est pas à un paradoxe près.

Si les références sont multiples dans vos tableaux, tout est remis à zéro dans l’acte de création. Chez vous, pas de sens unique !

Tout se fait sur la toile. Il n’y a rien avant, il n’y a pas de modèle, pas de concept. Ça commence sur la toile et ça se termine sur la toile et pas ailleurs. C’est une approche qui est plutôt tactique que stratégique. La stratégie, c’est comme les images, ça se passe sur papier, il n’y a rien de réel, tandis que la tactique s’intéresse aux circonstances fortuites du moment. Et on attend une décision. La tactique, c’est une constante improvisation pour réaliser ses objectifs et se sortir du piège qu’on a soi-même dressé.

Vous parlez d’impro, ça vous rapproche du jazz, que vous appréciez énormément ?

Oui mais c’est une improvisation très lente parce que je ne fais pas de gymnastique devant la toile, et c’est une improvisation parce que la suite dépend de ce qu’on vient de faire. C’est vrai que j’aime beaucoup le jazz, et cela depuis les années du bebop, jusqu’au free jazz. Après, le jazz est un peu redevenu une musique de salon. Il est très civilisé le jazz maintenant, très contrôlé, très écrit. J’ai quelques disques du genre qui, quand je les mets, amènent mes amis à prendre la porte et à me demander si je n’ai pas autre chose. J’aime Albert Ayler ou John Tchicai, j’écoute ça quand je suis seul. Mais pas quand je travaille.

Vous dites que vous aimez Sonny Rollins parce qu’il prend soin de l’auditeur, prenez-vous soin du spectateur ?

Bien sur. Dans mes tableaux, il y en a pour tout le monde. Je sais aussi que les raisons pour lesquelles les gens aiment ou pas les tableaux sont infiniment variées et imprévisibles. C’est pourquoi, je ne dois pas en tenir compte. Parfois, il m’est arrivé de mettre un peu les choses au point en disant « Mes sentiments ne sont pas vos oignons ». Pour moi, l’art n’est pas un moyen d’expression, ni de communication. Regarder un tableau ne vous apprend rien, c’est une expérience. Ça peut vous transformer mais cela ne vous apporte pas de connaissances. Il y a des gens qui trouvent que j’erre quand je dis ça, mais j’en suis sûr. Un tableau a donc peu de choses à voir avec mes sentiments.

Ce qui peut paraître paradoxal, c’est que vous réfléchissez beaucoup sur la peinture pour arriver à une peinture vide de sens

Tout ce sur quoi on concentre son attention suscite de la réflexion. Les peintures sont faites pour être regardées, scrutées. J’aime beaucoup les lettres et je me suis aperçu au fil du temps qu’il est dangereux de mettre des mots dans un tableau. Parce que les gens lisent les mots et s’en contentent en pensant qu’ils ont vu le tableau. C’est pour ça que je me suis efforcé de trouver des moyens pour compliquer et ralentir la lecture en employant par exemple l’écriture phonétique ou en écrivant les mots à l’envers. Pour le bien d’un tableau, il faut que les gens stationnent devant un minimum de temps. Un temps plus long qu’il n’en faut pour lire un mot. Dans les tableaux, il y a des choses qu’on ne commence à voir qu’après une minute ou deux. Tu fais un fond avec des transparences et de la matière, comme des paillettes dorées prises dans les transparences. Le spectateur qui est devant le tableau doit attendre un peu avant de voir les transparences dans la matière. C’est pour cela que sur une reproduction, le fond est mort alors que quand on est devant le tableau, il vit. À condition qu’on reste plus qu’un 25e de seconde.

C’est le le conflit entre l’image et la peinture ?
Exactement, j’en ai eu une révélation, il y a un peu plus d’un an à Londres à la National Gallery devant un tableau du Titien  » La mort d’Actéon » Personnellement, je n’ai jamais aimé la peinture ancienne, je pense que c’est à cause des images. Quand on regarde La mort d’Actéon à la distance à laquelle il faut la regarder, on voit ce que voulaient probablement les commanditaires, une grande et magnifique carte postale avec une belle image. Ce jour-là, j’ai eu envie de regarder la robe de Diane à moins d’un mètre. Et heureusement pour moi, elle était dans le coin inférieur gauche. Je suis resté certainement une bonne demie heure parce que cette robe, c’est une espèce de répertoire de tout ce qu’on peut faire avec le rouge, du rose au grenat. Ce sont des glacis absolument extraordinaires. C’est un morceau de peinture abstraite formidable. C’était la révélation. Je me suis dit que tous ces grands peintres ont mené une double vie. Ils avaient leur vie officielle de faiseurs d’images, c’était leur spécialité, ce qu’on leur demandait. C’était le job pour faire chauffer la marmite. Et en stoemelinks, à côté de l’épouse officielle, ils avaient une copine qui s’appelait la peinture où ils se sentaient complètement à leur affaire.

En 1986, vous aspiriez à pouvoir peindre n’importe quoi, Y êtes vous arrivé ?

J’essaie. On n’y arrive jamais. C’est la leçon de la psychanalyse, on n’arrive pas à dire n’importe quoi. J’aimais que Lacan, plutôt que de dire comme Freud « Dites tout ce qui vous passe par la tête », il ajoutait « sans avoir peur de dire des conneries ». Et je me suis rendu compte que la résistance la plus forte venait du côté du sens. Quand on part avec l’idée que ce qu’on dit doit avoir un sens, ça empêche de dire n’importe quoi. Il y a une censure de la raison. Dans le travail du peintre, il y a toujours deux questions qui reviennent : que peindre et comment. Et à chaque tableau ça recommence.

Vous qui travaillez par accidents et par couches successives, qu’est-ce qui vous permet de dire qu’un tableau est fini ?
C’est là la troisième grande question. Que peindre, comment peindre et quand est-ce fini ? Personne ne connait la réponse. Il y a quelques années, j’ai reçu un bel appareil photographique et j’ai eu l’idée de prendre des photos des états successifs du tableau pour m’aider à voir où j’en étais. J’ai fait ça pendant deux semaines, je crois, et puis j’ai donné l’appareil photo à quelqu’un d’autre parce qu’en revoyant les photos, je voyais souvent les moments où j’aurais pu m’arrêter parce que le tableau était bon. Alors, j’ai préféré jeter l’appareil photo. Le tableau est fini quand on ne peut plus rien y faire et c’est souvent les autres ou les circonstances qui décident.

Encore faut-il pouvoir écouter les autres ?

Il y a déjà très longtemps, j’avais un ami qui logeait dans mon atelier à Anvers parce qu’il était sans domicile. Le soir, quand j’étais parti, il venait pour dormir. On ne se voyait pas beaucoup, on se croisait de temps en temps. Un matin, j’arrive à l’atelier et je vois qu’il avait collé un petit post-it sur une grande toile sur laquelle j’étais en train de sukkeler depuis trois semaines. Il y avait écrit : « Ne plus toucher, s’il vous plait. » J’ai laissé le tableau comme ça et après coup, je me suis rendu compte qu’il avait tout à fait raison. Le peintre et son tableau, c’est une histoire de couple. Cela a toute une histoire avec un début et une fin. Comme dans un couple, on voit l’autre personne à travers la sédimentation de cette histoire commune et on n’arrive plus à avoir un autre point de vue. Ce qui explique l’utilité des conseillers conjugaux ou d’une tierce personne. Cet ami qui a mis le post-it, il est intervenu dans notre couple. Il m’a dit d’arrêter au bon moment et ça je trouve que c’est important. Après, cet ami est parti et on ne s’est plus vus pendant des mois et j’étais embêté parce que je n’avais plus ce jury à domicile. Alors je me suis rendu compte que cette fonction pouvait être occupée par le temps. Quand je ne sais plus où j’en suis avec un tableau, je le mets quelque part où je ne le vois plus. Après, il faut avoir la patience d’attendre jusqu’à ce qu’on ne sache plus ce qu’il y a dessus. Pendant assez longtemps, on en a le souvenir, même vaguement et puis ça s’estompe. Parfois après deux semaines, tu ne sais plus ce qu’il y a dessus et tu le retournes et c’est comme si tu le voyais pour la première fois. Et alors en général, le jugement est immédiat. Il faut changer et souvent, c’est foutu. On peut oublier. La fonction du temps, te rend étranger à la personne qui a fait le tableau. Tu deviens spectateur. On dit que la peinture est un art de l’espace, mais la fonction du temps est capitale.

Vous n’aimez pas les titres, mais vous donnez des noms ?
Au début, je n’aimais pas donner des titres, mais maintenant je commence car je pense être devenu suffisamment habile pour pouvoir éviter la littérature, ce qui est l’ennemi. Je n’aimais pas les titres parce que c’est un morceau de littérature qui interfère avec la peinture. Au début, tous mes tableaux étaient sans titre mais quand ils s’accumulent, on ne peut pas se contenter de Sans Titre 1, Sans Titre 2250 pour les reconnaître les uns des autres. Alors, pour qu’on puisse les identifier, je mettais entre parenthèses une référence à l’image. Peu à peu, cette référence est devenue comme un titre. Souvent aussi, je mettais en dessous « sans titre » et j’attendais que quelqu’un parle du tableau pour voir comment il allait le désigner. « Tu sais le tableau là avec un carré jaune ou avec une tête de cheval. » Et j’avais son nom. Ils ont des noms ce ne sont pas des titres parce qu’ils n’éclairent rien, ils ne participent pas à l’enjeu de la peinture.