Les étoiles de Belgique
nouveau départ ?

Romane Henkinbrant -

Ce 8 juin, c’est le jour J ! Près de 3 mois après leur fermeture, les restaurants peuvent enfin rouvrir leurs portes et offrir de nouvelles expériences à une clientèle avide de sortie, de partage et de découvertes gustatives. Sauf que s'ajoutent au menu les nouvelles mesures sanitaires strictes. Allier décor aseptisé et plaisir des papilles, concilier distance et émotions, un nouveau départ pour les étoiles belges?

 

 

À gauche, le take-away de la Canne en Ville*. À droite, le comptoir de Bozar Restaurant*

 

Des initiatives confinées

Depuis le 14 mars, des projets innovants ont fleuri dans le secteur alimentaire. À Tinlot notamment, le chef Christophe Pauly, très inspiré par l’idée du chef Olivier Nasti (Le Chambard, à Kaysersberg), a mis en place un drive-in gastronomique pour le Coq aux Champs*. Dans les emballages en papier recyclé bio, la même cuisine qu’il aime servir dans son restaurant, avec quelques adaptations : Il faut réchauffer, il y a une petite fiche technique. Mais bon, on fait le plus gros du travail quand même (rires). Kevin Lejeune a aussi joué au jeu du client-chef avec le take-away de son restaurant bruxellois La Canne en Ville* : Je m’amuse un peu avec les clients : tout est prêt, cuit, assaisonné, mais on les laisse faire une petite partie du plat principal pour qu’ils s’amusent dans notre menu. Après, ils nous envoient des photos en retour. C’est chouette, ça crée du lien. Toujours dans la capitale, Karen Torosyan du Bozar Restaurant* a ouvert son comptoir Casse-Croûte pour y proposer ses préparations hautement gastronomiques que les fidèles s’arrachent  : Il y avait tous les clients d’avant et tous les nouveaux qui ont fait la promesse de venir découvrir le restaurant. J’ai créé des liens pendant deux mois et demi. Il n’y a rien qui vaut ce que j’ai vécu. Trois initiatives parmi tant d’autres qui ont permis aux chefs de maintenir la tête hors de l’eau tout en proposant de nouvelles expériences à un client toujours plus exigeant. Mais maintenant que le « bal masqué » reprend, une question semble se poser : comment proposer une expérience étoilée dans un restaurant aseptisé ?

 

 

Thomas Shotter Boys (1803-1874). « Le carrefour des rue Bailleul et Jean Tison, actuel 1er arrondissement, Paris », 1831. Paris, musée Carnavalet.

 

À l’aube du restaurant

L’histoire d’un certain Monsieur Boulanger, racontée par Jean-Claude Ribaut dans son ouvrage Voyage d’un gourmet à Paris, illustre combien le contenant est aussi important que le contenu. En 1765, il décide d’ouvrir au numéro 1 de la rue des Poulies (actuelle rue du Louvre) un établissement pour vendre ses bouillons de viandes cuites, portant alors le nom de « restaurants ». Les estomacs affamés se précipitent chez lui pour déguster, outre son bouillon, des pieds de mouton à la sauce blanche et autres viandes à la demande. Le restaurant est né. Mais son succès ne tient pas qu’au contenu de l’assiette. Comme l’explique Pierre Leclercq dans  Les grands mythes de la gastronomie : L’histoire du restaurant, on allait déjà manger dans toute une panoplie d’établissements – des plus modestes au plus luxueux – mais aussi dans des cabarets et des tavernes aux offres peu qualitatives. Ce qui fait la différence, c’est surtout le soin accordé à l’accueil ainsi qu’aux innovations du service. Dorénavant, on peut venir à l’heure qu’on veut. On s’installe à une table individuelle et on choisit ses plats préférés sur une carte.

 

 

Secrets de chefsKevin Lejeune

 

À gauche, la Canne en Ville*. À droite, le Coq aux Champs*.

 

L’expérience gastronomique

En 1782, Antoine Beauvilliers reprend la formule de Boulanger et fonde la Grande Taverne de Londres au 26, rue de Richelieu. C’est le premier restaurant gastronomique : la clientèle aisée y est traitée comme à Versailles, dans un cadre raffiné. Cet épisode trace les contours de l’expérience étoilée telle que nous l’appréhendons aujourd’hui : source de plaisir, facteur de sens et mémorable (Filser, 2008 – cité par Salvador-Pérignon dans son article sur l’expérience vécue chez un chef étoilé, 2013,). Selon Karen Torosyan, dans un restaurant gastronomique, on vient chercher quelque chose d’un petit peu différent. La cuisine n’est pas quelque chose de cérébral, mais plutôt quelque chose d’émotionnel. On ne fait pas juste à manger, on va chercher un supplément d’âme. L’expérience, elle est là : dans ce qu’on arrive à transmettre, à partager. Pour Kevin Lejeune aussi, aller manger au restaurant, c’est avoir une émotion, et c’est l’intensité de cette dernière qui cataloguera le moment passé comme événement exceptionnel. Un contexte expérientiel adéquat est donc créé par les chefs : il prend source dans la nourriture consommée, la transformation apportée sur un excellent produit et son aspect esthétique, mais se prolonge bien au-delà de l’assiette. Christophe Pauly parle même d’expérience de restaurant : c’est un cadre, c’est un accueil, c’est une réception, c’est une atmosphère, c’est une ambiance, c’est un service… l’expérience doit être globale et cohérente.

 

 

© Le Coq aux Champs*.

 

Un secteur en crise

Des rites et interactions compromis par les mesures sanitaires annoncées par le Conseil national de sécurité : distanciation sociale, masque obligatoire, nappes et serviettes en papier…  Une crise dans la crise qui étreint l’industrie depuis quelques années. Hanna Deroover, sociologue spécialisée en alimentation, détaille : le restaurant gastronomique n’est pas un système économique très rentable. C’est quasiment un secteur culturel qui mériterait des subsides. La gastronomie telle qu’on l’a connue s’essouffle, les chefs vont devoir se réinventer. Typiquement, si le Noma [à Copenhague, élu quatre fois meilleur restaurant au monde] se convertit – même momentanément – en bar à vins et burgers, c’est que les choses sont en train de bouger. Est-ce que, effectivement, dans un premier temps, on ne va pas simplement avoir besoin de se retrouver autour d’une nourriture très ‘simple’ mais très facile à manger et qui ne demande pas de rester à table trop longtemps ? Il est vrai que take-away, food truck et autres fast food s’inscrivent de plus en plus dans nos habitudes de consommateurs. Karen Torosyan parle d’un plaisir simple, accessible, immédiat, de la gourmandise pure. C’est aussi une forme d’expérience,  quelque chose d’instantané. Une nouvelle génération de moins en moins prête à rester 4 heures à table pour un minimum de 165€ par personne – mais qui n’a pas peur de dépenser food pour autant : parce qu’ils mangent souvent à l’extérieur et non pas parce qu’ils mangent une fois par mois quelque chose qui coûte très cher, suppose Hanna Deroover. Le secteur gastronomique tremble, frappé par la réalité. Christophe Pauly déclare même : le restaurant étoilé n’est pas une nécessité.

 

 

Secrets de chefsChristophe Pauly

 

À gauche, Bozar Restaurant* © http://blueclic.com/Lobet. À droite, le Coq aux Champs*.

 

Pourquoi continuerons-nous à fréquenter les étoilés ?

Les services traiteurs gastronomiques n’ont pas désempli pendant le confinement, les clients promettant fidélité au chef les ayant nourris durant cette période délicate. Un engagement fait à la personne qui l’incarne plutôt qu’au restaurant en lui-même. Dans un établissement étoilé, la relation entretenue avec le chef est parfois privilégiée. Karen Torosyan l’a particulièrement compris durant le confinement : La plupart des gens qui avaient l’habitude de venir au Bozar Restaurant et qui sont venus au Casse-Croûte plusieurs fois ne vont plus aller au Bozar Restaurant mais vont dire : on va chez Karen. Découvrir l’univers de chefs ancrés dans leur passion, c’est peut être ça, la nouvelle expérience gastronomique ? Au delà du phénomène de distinction inhérent au secteur, un certain rapport humain ferait donc vivre les étoiles. Kevin Lejeune évoque à ce propos la confiance accordée au chef, Il parle également de l’attachement à certains goûts et techniques rares,  Hanna Deroover parle même du rôle de sauvegarde du patrimoine tenu par la gastronomie : Ce qui est magnifique avec la nourriture, c’est qu’il y a tellement de sous-couches que c’est un besoin primaire et individuel a des conséquences politiques, économiques, sanitaires à des niveaux collectifs. La gastronomie est un pan culturel  majeur. Les chefs ont maintenant un rôle de ‘sourceurs’ en allant à l’origine des ingrédients de qualité, cultivés dans le respect, dans la sauvegarde de certaines espèces, que ce soit végétal ou animal. Si on perd ce rapport vrai à la nourriture, on risque de tomber dans l’industrialisation, dans la malbouffe, et des habitudes alimentaires néfastes pour les individus, pour l’agriculture et les moyens de production, pour les travailleurs dans le secteur de l’agro-alimentaire. Finalement, est-ce que la gastronomie ne permettrait pas la sauvegarde d’un certain rapport à l’alimentation, sain, sanitaire, social et écologique ?

 

 

Infospratiques

 

© La Canne en Ville*

 

Un nouveau départ

Bien que Christophe Pauly et Kevin Lejeune aient décidé de pérenniser leur formule take-away (ou en tout cas un jour par semaine pour La Canne en Ville*, réouvert à partir du mercredi 10 juin), toute l’attention des chefs – dont le travail s’apparente à celui de gestionnaires d’entreprise – se porte désormais sur le redressement de leur premier bébé, un genou à terre. Selon Karen Torosyan, dont le restaurant rouvrira ses portes ce mardi 9 juin, trois facteurs doivent être pris en compte pour affronter la crise : soi-même, les partenaires (notre propriétaire, notre banquier, nos fournisseurs, notre équipe…) et notre clientèle. Pour cette dernière, des adaptations sont notamment faites au niveau structurel. Que ce soient des toilettes automatiques pour le Coq aux Champs* qui ouvrira ses portes le 16 juin, ou des nouvelles structures en verre et en bois pour le Bozar Restaurant*, les chefs ne lésinent pas sur les moyens : on est en train de créer quelque chose de différent, explique Karen Torosyan, parce que j’aime profondément mon restaurant et parce que je ne veux reculer devant rien pour le confort et la sécurité de mes clients. Il évoque par ailleurs une certaine solidarité envers ses partenaires et la belle action de l’apiculteur Damien Babilon qui a participé a la survie de son commerce. Kevin Lejeune, pour sa part, continue sa démarche locale : On essaie de travailler essentiellement avec des petits producteurs belges. Pour le moment, on y est pas encore à 100%, mais avec ou sans confinement, on y arrivera. De ces discussions apparait le besoin de faire les choses pour soi ainsi que la quête de cohérence poursuivie par les trois chefs. Leurs discours semblent résonner dans les mots de Karen Torosyan : Le futur de la gastronomie, n’est pas dans la réinvention de quelque chose. Il est dans la continuité de ce qu’on a su faire, dans la persévérance. Croire à ce qu’on fait et continuer à le faire. Il n’y a jamais un point d’arrivée, que des points de départ.